016 Livre
Des contes et légendes
180 Aventures fantastiques du misérable roi Frygolï III

Aventures fantastiques du misérable roi Frygolï III

Dans le pays du roi Frygolï III, ça n'allait pas du tout.
Du haut en bas de l'échelle sociale, le mal régnait en souverain maître, et cette sombre calamité avait uniquement pour cause l'universelle mollesse amenée par la richesse et la prospérité. Des expéditions, des guerres heureuses avaient rempli les caisses de Frygolï II, le père de notre héros, troisième du nom. Les habitants des pays voisins, fléchissant peu à peu sous la conquête, étaient venus grossir par un recul continuel des frontières le nombre des sujets de notre Frygolï actuel. Ces populations étaient absolument tondues ras, très ras, pécuniairement parlant. Tout le numéraire ainsi enlevé servait à entretenir dans une paresse abominable une nuée de fonctionnaires, de courtisans, et de soldats ivrognes...
Frygolï qui, plus que les autres, avait vidé à traits rapides, la coupe dorée des plaisirs, s'assoupit le premier, l'esprit alourdi par l'atmosphère de noir ennui qui flottait sur ses États. Il devint farouche et cruel, donna dans des cirques immenses des spectacles sanglants, des combats d'hommes et de bêtes sauvages. Ce qui restait de prisonniers fut employé à cette belle besogne ; et lorsqu'on n'en trouva plus, Frygolï sacrifia ses propres sujets, les plus pauvres, bien entendu. Les bêtes des cirques en crevèrent d'indigestion, ce qui arrêta tout naturellement les combats. Un beau jour, pour se procurer un spectacle nouveau, il fit égorger toutes les femmes de son harem. Les appartements royaux retentirent de cris féminins, puis tout s'éteignit dans le sang. Les gardes qui avaient exécuté cet ordre, si endurcis qu'ils fussent dans le crime, ressentirent dès lors une sombre horreur pour leur maître.
Cependant Frygolï, névrosé, déséquilibré, descendait peu à peu les degrés de l'affaissement intellectuel et moral dont le dernier échelon aboutit au gâtisme absolu.
Il fallait vraiment que le père de ce triste sire, le bon Frygolï, eût attiré sur lui par ses vertus l'affection des bons génies habitant les célestes espaces, pour que ces génies désignassent par voie de tirage au sort un des leurs avec mission d'aller relever, si faire se pouvait, de leur immonde condition, les sujets abêtis de l'inénarrable Frygolï fils.
Arsmuth, désigné par le sort, se gratta fortement l'oreille avant de tenter la cure en question. Après trois jours d'anéantissement en sa propre pensée, il se décida tout à coup et, prenant son vol, il fila vers le séjour de Frygolï. Le roi dont le cerveau était profondément ramolli par des ivresses répétées, accepta comme une de ses hallucinations habituelles venues de l'alcool l'apparition bienfaisante du génie.
- Que me veux-tu, idiot ? glapit le roi.
- Pas de colère, Frygolï, je viens du séjour de ton père Frygolï II apporter en ton cerveau débile un peu de volonté, et peut-être te guérir...
- Que me dis-tu, mauvais esprit, que parles-tu de guérir mon cerveau, tu es fou toi-même. Donne-moi plutôt d'autres sujets, tu vois bien cependant que tout ce qui m'entoure est pourri, anéanti, bon à rien ; je n'ai plus qu'un peuple de mécréants, de voleurs, de cambrioleurs ; et tu me traites de fou, triple imbécile ! apprends un peu que tu parles à Frygolï III, roi de ce pays, et que je n'ai qu'un mot à dire pour te faire jeter en prison malgré les ailes collées à ton dos.
Le génie avait son petit amour-propre ; une moue de dégoût apparut sur ses lèvres ; il répondit au roi :
- Mon garçon, tes raisonnements sont stupides ; en ce qui concerne ta guérison, il n'y a plus rien à faire ; je ne m'en chargerai certes pas ; je veux bien par contre guérir tes sujets, leur situation m'intéresse. Ce sera drôle de te voir entouré d'un peuple modèle ; viens avec moi, je te montrerai en un lieu spécial tout ce qu'il faut faire pour réussir à coup sûr cette transformation magique.
Frygolï accepta immédiatement la proposition d'Arsmuth lui montra les plans d'une série d'appareils de broyage, de distillation, de cuisson, destinés à opérer la transformation du peuple. Le génie offrit également à Frygolï un petit verre de liqueur qui, pour un moment seulement, rendit ce prince supérieurement intelligent. Il écouta, comprit à merveille toutes les explications du génie, et ayant fait un rouleau soigné des plans, il se glissa sous le bras d'Arsmuth, et regagna son palais par les mêmes voies aériennes.
Le lendemain, Frygolï passa une journée entière en tête à tête avec des entrepreneurs et des ingénieurs et, peu de temps après, tous les appareils de broyage, de cuisson et distillation, étaient construits.
Un fort détachement de soldats fut placé aux abords de l'usine ; puis, un ordre de convocation vint atteindre chaque habitant du pays. Ils devaient se présenter à l'usine à tour de rôle ; cela nécessita une comptabilité un peu compliquée mais on en vint à bout.
Pendant que la foule des habitants convoquées faisait une queue interminable à la porte de l'usine, chacun ayant à la main son ordre de convocation, on plaçait un lot de ces braves gens sur une file. Ils s'engageaient un à un sur une sorte de passerelle et tombaient, brusquement poussés, dans un entonnoir, puis de là dans un gros cylindre d'où s'échappait un bruit sourd et terrible ; l'usine en tremblait. Le pauvre peuple était là-dedans coupé, broyé en mille pièces ; les chairs sautaient, les os craquaient dans l'effroyable tourbillon des hachoirs. Après avoir passé dans une sorte d'épurateur, la sanglante bouillie coulait, mince filet rouge, dans un récipient découvert. Un homme en emplissait des moules de forme humaine ; d'autres employés plaçaient ces moules dans un immense four.
O miracle ! lorsqu'on enlevait ces moules du four et qu'on les ouvrait, des hommes en sortaient, frais et pleins de santé ; non seulement frais et pleins de santé, mais aussi pleins de vertu.
- O bon génie, murmurait le roi qui assistait à la bienfaisante transformation, je ne te traiterai plus d'idiot. O bon génie ! O sauveur de mon peuple ! et des larmes de joie coulaient de ses yeux, tandis que le bruit sombre des hachoirs et des corps découpés lui caressait doucement les oreilles.
Lorsqu'il ne resta plus qu'un homme à transformer, Frygolï retroussa ses manches et se chargea de la besogne. Mais lorsqu'il fut seul, aucun des sujets régénérés ne voulut se charger d'opérer sur la personne du roi. Ces nouveaux hommes étaient trop vertueux, trop purs pour hacher et faire cuire un de leurs semblables. De plus, le malheureux Frygolï était si chargé de vices au milieu de cette société choisie qu'on le prit un peu pur une bête sauvage et curieuse. On le montra dans les foires, pour deux sous. Il finit ses jours dans une cage ; et, après sa mort, des savants cherchèrent, à l'aide d'une étude approfondie de son cerveau, qu'elle pouvait être la maladie capable de rendre un homme si répugnant. Il n'y parvinrent pas.
Les nouveaux habitants vertueux et travailleurs se virent comblés de toutes les félicités. Ils vécurent tous plus de cent ans, nageant dans un bonheur immense ; et l'on se raconta, de génération en génération, l'histoire du roi crétinisé par le vice, de l'usine, des broyeurs et du four à cuire, les soirs d'hiver au coin du feu, lorsque la flamme siffle et chante dans les cheminées de ce pays, ainsi qu'elle le fait en somme dans tous les pays où il y a des cheminées et du bois dedans...
Et c'est tout.

Marius MONNIER
 
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