007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
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CXLV LES LITANIES DE SATAN Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort, Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits, Enseignes par l’amour le goût du Paradis, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l’Espérance, — une folle charmante ! Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux Où dort enseveli le peuple des métaux, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi dont la large main cache les précipices Au somnambule errant au bord des édifices, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre, Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui poses ta marque, ô complice subtil, Sur le front du Crésus impitoyable et vil, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles Le culte de la plaie et l’amour des guenilles, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Bâton des exilés, lampe des inventeurs, Confesseur des pendus et des conspirateurs, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! PRIÈRE Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence ! Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science, Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront ! |
Les Litanies de Satan Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits, Enseignes par l’amour le goût du Paradis, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l’Espérance, – une folle charmante ! Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud. Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi dont l’oeil clair connaît les profonds arsenaux Où dort enseveli le peuple des métaux, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi dont la large main cache les précipices Au somnambule errant au bord des édifices, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre, Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui poses ta marque, ô complice subtil, Sur le front du Crésus impitoyable et vil, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles Le culte de la plaie et l’amour des guenilles, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Bâton des exilés, lampe des inventeurs, Confesseur des pendus et des conspirateurs, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père, Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! Prière Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence ! Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science, Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront ! The Litany of Satan O you, the wisest and fairest of the Angels, God betrayed by destiny and deprived of praise, O Satan, take pity on my long misery ! O Prince of Exile, you who have been wronged And who vanquished always rise up again more strong, O Satan, take pity on my long misery ! You who know all, great king of hidden things, The familiar healer of human sufferings, O Satan, take pity on my long misery ! You who teach through love the taste for Heaven To the cursed pariah, even to the leper, O Satan, take pity on my long misery ! You who of Death, your mistress old and strong, Have begotten Hope, – a charming madcap ! O Satan, take pity on my long misery ! You who give the outlaw that calm and haughty look That damns the whole multitude around his scaffold. O Satan, take pity on my long misery ! You who know in what nooks of the miserly earth A jealous God has hidden precious stones, O Satan, take pity on my long misery ! You whose clear eye sees the deep arsenals Where the tribe of metals sleeps in its tomb, O Satan, take pity on my long misery ! You whose broad hand conceals the precipice From the sleep-walker wandering on the building’s ledge, O Satan, take pity on my long misery ! You who soften magically the old bones Of belated drunkards trampled by the horses, O Satan, take pity on my long misery ! You who to console frail mankind in its sufferings Taught us to mix sulphur and saltpeter, O Satan, take pity on my long misery ! You who put your mark, O subtle accomplice, Upon the brow of Croesus, base and pitiless, O Satan, take pity on my long misery ! You who put in the eyes and hearts of prostitutes The cult of sores and the love of rags and tatters, O Satan, take pity on my long misery ! Staff of those in exile, lamp of the inventor, Confessor of the hanged and of conspirators, O Satan, take pity on my long misery ! Adopted father of those whom in black rage – God the Father drove from the earthly paradise, O Satan, take pity on my long misery ! Prayer Glory and praise to you, O Satan, in the heights Of Heaven where you reigned and in the depths Of Hell where vanquished you dream in silence ! Grant that my soul may someday repose near to you Under the Tree of Knowledge, when, over your brow, Its branches will spread like a new Temple ! – William Aggeler, 1954 Litanies of Satan Wisest of Angels, whom your fate betrays, And, fairest of them all, deprives of praise, Satan have pity on my long despair ! O Prince of exiles, who have suffered wrong, Yet, vanquished, rise from every fall more strong, Satan have pity on my long despair ! All-knowing lord of subterranean things, Who remedy our human sufferings, Satan have pity on my long despair ! To lepers and lost beggars full of lice, You teach, through love, the taste of Paradise. Satan have pity on my long despair ! You who on Death, your old and sturdy wife, Engendered Hope – sweet folly of this life – Satan have pity on my long despair ! You give to the doomed man that calm, unbaffled Gaze that rebukes the mob around the scaffold, Satan have pity on my long despair ! You know in what closed corners of the earth A jealous God has hidden gems of worth. Satan have pity on my long despair ! You know the deepest arsenals, where slumber The breeds of buried metals without number. Satan have pity on my long despair ! You whose huge hand has hidden the abyss From sleepwalkers that skirt the precipice, Satan have pity on my long despair ! You who give suppleness to drunkards’ bones When trampled down by horses on the stones, Satan have pity on my long despair ! You who, to make his sufferings the lighter, Taught man to mix the sulphur with the nitre, Satan have pity on my long despair ! You fix your mask, accomplice full of guile, On rich men’s foreheads, pitiless and vile. Satan have pity on my long despair ! You who fill the hearts and eyes of whores With love of trifles and the cult of sores, Satan have pity on my long despair ! The exile’s staff, inventor’s lamp, caresser Of hanged men, and of plotters the confessor, Satan have pity on my long despair ! Step-father of all those who, robbed of pardon, God drove in anger out of Eden’s garden Satan have pity on my long despair ! Prayer Praise to you, Satan ! in the heights you lit, And also in the deeps where now you sit, Vanquished, in Hell, and dream in hushed defiance O that my soul, beneath the Tree of Science Might rest near you, while shadowing your brows, It spreads a second Temple with its boughs. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |