007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
FLEURS DU MAL
CXLI

UN VOYAGE À CYTHÈRE

Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l’entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré du soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

— Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
Et charge les esprits d’amour et de langueur.

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l’encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d’un ramier !
— Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J’entrevoyais pourtant un objet singulier !

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L’avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s’agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

— Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le cœur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…
— Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
 
Un Voyage à Cythère

Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l’entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages ;
Comme un ange enivré d’un soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

– Île des doux secrets et des fêtes du coeur !
De l’antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme
Et charge les esprits d’amour et de langueur.

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des coeurs en adoration
Roulent comme l’encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d’un ramier !
– Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
J’entrevoyais pourtant un objet singulier !

Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entrebâillant sa robe aux brises passagères ;

Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L’avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s’agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

– Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,
Le coeur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image...
– Ah! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût !
 
A Voyage to Cythera

My heart like a bird was fluttering joyously
And soaring freely around the rigging ;
Beneath a cloudless sky the ship was rolling
Like an angel drunken with the radiant sun.
What is this black, gloomy island ? – It’s Cythera,
They tell us, a country celebrated in song,
The banal Eldorado of old bachelors.
Look at it ; after all, it is a wretched land.
– Island of sweet secrets, of the heart’s festivals !
The beautiful shade of ancient Venus
Hovers above your seas like a perfume
And fills all minds with love and languidness.
Fair isle of green myrtle filled with full-blown flowers
Ever venerated by all nations,
Where the sighs of hearts in adoration
Roll like incense over a garden of roses
Or like the eternal cooing of wood-pigeons !
– Cythera was now no more than the barrenest land,
A rocky desert disturbed by shrill cries.
But I caught a glimpse of a singular object !
It was not a temple in the shade of a grove
Where the youthful priestess, amorous of flowers,
Was walking, her body hot with hidden passion,
Half-opening her robe to the passing breezes ;
But behold ! as we passed, hugging the shore
So that we disturbed the saa-birds with our white sails,
We saw it was a gallows with three arms
Outlined in black like a cypress against the sky.
Ferocious birds perched on their feast were savagely
Destroying the ripe corpse of a hanged man ;
Each plunged his filthy beak as though it were a tool
Into every corner of that bloody putrescence ;
The eyes were two holes and from the gutted belly
The heavy intestines hung down along his thighs
And his torturers, gorged with hideous delights,
Had completely castrated him with their sharp beaks.
Below his feet a pack of jealous quadrupeds
Prowled with upraised muzzles and circled round and round ;
One beast, larger than the others, moved in their midst
Like a hangman surrounded by his aides.
Cytherean, child of a sky so beautiful,
You endured those insults in silence
To expiate your infamous adorations
And the sins which denied to you a grave.
Ridiculous hanged man, your sufferings are mine !
I felt at the sight of your dangling limbs
The long, bitter river of my ancient sorrows
Rise up once more like vomit to my teeth ;
Before you, poor devil of such dear memory
I felt all the stabbing beaks of the crows
And the jaws of the black panthers who loved so much
In other days to tear my flesh to shreds.
– The sky was charming and the sea was smooth ;
For me thenceforth all was black and bloody,
Alas ! and I had in that allegory
Wrapped up my heart as in a heavy shroud.
On your isle, O Venus ! I found upright only
A symbolic gallows from which hung my image...
O! Lord ! give me the strength and the courage
To contemplate my body and soul without loathing !
– William Aggeler, 1954


Voyage to Cythera

My heart, a bird, seemed joyfully to fly
And round the rigging cruised with nimble gyre.
The vessel rolled beneath the cloudless sky
Like a white angel, drunk with solar fire.
What is that sad, black island like a pall ?
Why, Cytherea, famed in many a book,
The Eldorado of old-stagers. Look :
It’s but a damned poor country after all !
Isle of sweet secrets and heart-feasting fire !
Of antique Venus the majestic ghost
Rolls like a storm of fragrance from your coast
Filling our souls with languor and desire !
Isle of green myrtles, where each flower uncloses,
Adored by nations till the end of time :
Sighs of adoring hearts, like incense, climb.
And pour their perfume over sheaves of roses,
Or groves of turtles in an endless coo !
But no ! it was a waste where nothing grows,
Torn only by the raucous cries of crows :
Yet there a curious object rose in view.
This was no temple hid in bosky trees,
Where the young priestess, amorous of flowers,
Whom secretly a loving flame devours,
Walks with her robe half-open to the breeze.
For as we moved inshore to coast the shallows
And our white canvas scared the crows to fly,
Like a tall cypress, blackened on the sky,
We saw it was a gaunt three-forking gallows.
Fierce birds, perched on their meal, began to slash
And rip with rage a rotten corpse that swung.
Each screwed and chiselled with its beak among
The crisp and bleeding crannies of the hash.
His eyes were holes : from open stomach direly
His heavy tripes cascaded to his thighs.
Gorged with such ghastly dainties to the eyes,
His torturers had gelded him entirely.
Beneath, some jealous prowling quadrupeds,
With lifted muzzles, for the leavings scrambled.
The largest seemed, as in the midst he gambolled,
An executioner among his aides.
Native of Cytherea’s cloudless clime
In silent suffering you paid the price,
And expiated ancient cults of vice
With generations of forbidden crime.
Ridiculous hanged man ! Your griefs I know.
I felt, to see you swing above the heath,
Like nausea slowly rising to my teeth,
The bilious stream of ancient human woe.
Poor devil, dear to memory ! before me
I seemed to feel each talon, fang, and beak
Of all the stinking crows and panthers sleek
That in my lifetime ever chewed and tore me.
The sky was charming and the sea unclouded,
But all was black and bloody to my mind.
As in a dismal winding-sheet entwined,
My heart was in this allegory shrouded.
A gallows where my image hung apart
Was all I found on Venus’ isle of sighs.
O God, give me the strength to scrutinise,
Without disgust, my body and my heart !
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal