007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
FLEURS DU MAL
CXL

LA BÉATRICE

Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la nature,
Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,
J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d’une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
Semblables à des nains cruels et curieux.
À me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent,
Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux :

— « Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N’est-ce pas grand’pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
Parce qu’il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »

J’aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts
Domine la nuée et le cri des démons)
Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n’eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil !
La reine de mon cœur au regard nonpareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.
 
La Béatrice

Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la nature,
Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,
J’aiguisais lentement sur mon coeur le poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d’une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
Semblables à des nains cruels et curieux.
À me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent,
Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux :

– « Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N’est-ce pas grand’pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
Parce qu’il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »

J’aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts
Domine la nuée et le cri des démons)
Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n’eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil !
La reine de mon coeur au regard nonpareil
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.






Beatrice

One day as I was making complaint to nature
In a burnt, ash-gray land without vegetation,
And as I wandered aimlessly, slowly whetting
Upon my heart the dagger of my thought,
I saw in broad daylight descending on my head
A leaden cloud, pregnant with a tempest,
That carried a herd of vicious demons
Who resembled curious, cruel dwarfs.
They began to look at me coldly,
And I heard them laugh and whisper to each other,
Exchanging many a sign and many a wink
Like passers-by who discuss a fool they admire :
– “Let us look leisurely at this caricature,
This shade of Hamlet who imitates his posture
With indecisive look, hair streaming in the wind.
Is it not a pity to see this bon vivant,
This tramp, this queer fish, this actor without a job,
Because he knows how to play skillfully his role,
Wish to interest in the song of his woes
The eagles, the crickets, the brooks, and the flowers,
And even to us, authors of that hackneyed drivel,
Bellow the recital of his public tirades ?”
I could have (my pride as high as mountains
Dominates the clouds and the cries of the demons)
Simply turned away my sovereign head
If I had not seen in that obscene troop
A crime which did not make the sun reel in its course !
The queen of my heart with the peerless gaze
Laughing with them at my somber distress
And giving them at times a lewd caress.
– William Aggeler, 1954

Beatrice

In charred and ashen fields without a leaf,
While I alone to Nature told my grief,
I sharpened, as I went, like any dart,
My thought upon the grindstone of my heart –
When by a troop of vicious demons led,
A great black cloud rushed down towards my head.
As loafers at a lunatic they leered
And in my face inquisitively peered.
With nods and signs, like dwarfed and apish elves,
They laughed, and winked, and spoke among themselves.
“This parody of Hamlet, take his measure,
And contemplate the travesty at leisure.
Is it not sad to see the puzzled stare,
The halting gait, and the dishevelled hair
With which this clownish actor, on half-pay,
Because he is an artist in his way,
Attempts to interest, in the griefs he sings,
Eagles, and crickets, flowers, and running springs,
And even us, the authors of his woe,
Howling his sorrows as a public show ?”
I could have dominated with my pride
That horde of demons and the taunts they cried,
Just by the mere aversion of my face –
Had I not seen, amongst that evil race,
(A crime that did not even daze the sun !)
Queen of my heart, the peerless, only one,
Laughing with them to see my dark distress,
And giving them, at times, some lewd caress.
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal