007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
FLEURS DU MAL |
CXXXV UNE MARTYRE DESSIN D’UN MAÎTRE INCONNU Au milieu des flacons, des étoffes lamées Et des meubles voluptueux, Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui traînent à plis somptueux, Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L’air est dangereux et fatal, Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final, Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l’oreiller désaltéré Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve Avec l’avidité d’un pré. Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre Et qui nous enchaînent les yeux, La tête, avec l’amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose ; et, vide de pensers, Un regard vague et blanc comme le crépuscule S’échappe des yeux révulsés. Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don ; Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe, Comme un souvenir est resté ; La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe, Darde un regard diamanté. Le singulier aspect de cette solitude Et d’un grand portrait langoureux, Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux, Une coupable joie et des fêtes étranges Pleines de baisers infernaux, Dont se réjouissait l’essaim de mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux ; Et cependant, à voir la maigreur élégante De l’épaule au contour heurté, La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu’un reptile irrité, Elle est bien jeune encor ! — Son âme exaspérée Et ses sens par l’ennui mordus S’étaient-ils entr’ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus ? L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante, Malgré tant d’amour, assouvir, Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L’immensité de son désir ? Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides Te soulevant d’un bras fiévreux, Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides Collé les suprêmes adieux ? — Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux, Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux ; Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort ; Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort. |
Une Martyre Dessin d’un Maître inconnu Au milieu des flacons, des étoffes lamées Et des meubles voluptueux, Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui traînent à plis somptueux, Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L’air est dangereux et fatal, Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final, Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l’oreiller désaltéré Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve Avec l’avidité d’un pré. Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre Et qui nous enchaînent les yeux, La tête, avec l’amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux, Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose ; et, vide de pensers, Un regard vague et blanc comme le crépuscule S’échappe des yeux révulsés. Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don ; Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe, Comme un souvenir est resté ; La jarretière, ainsi qu’un oeil secret qui flambe, Darde un regard diamanté. Le singulier aspect de cette solitude Et d’un grand portrait langoureux, Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux, Une coupable joie et des fêtes étranges Pleines de baisers infernaux, Dont se réjouissait l’essaim des mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux ; Et cependant, à voir la maigreur élégante De l’épaule au contour heurté, La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu’un reptile irrité, Elle est bien jeune encor ! – Son âme exaspérée Et ses sens par l’ennui mordus S’étaient-ils entr’ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus ? L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante, Malgré tant d’amour, assouvir, Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L’immensité de son désir ? Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides Te soulevant d’un bras fiévreux, Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides Collé les suprêmes adieux ? – Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux, Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux ; Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort ; Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort. |
A Martyr Drawing by an unknown master In the midst of perfume flasks, of sequined fabrics And voluptuous furniture, Of marble statues, pictures, and perfumed dresses That trail in sumptuous folds, In a warm room where, as in a hothouse, The air is dangerous, fatal, Where bouquets dying in their glass coffins Exhale their final breath, A headless cadaver pours out, like a river, On the saturated pillow Red, living blood, that the linen drinks up As greedily as a meadow. Like the pale visions engendered by shadows And which hold our eyes riveted, The head, its mane of hair piled up in a dark mass And wearing precious jewels, On the bedside table, like a ranunculus, Reposes ; and, empty of thoughts, A stare, blank and pallid as the dawn, Escapes from the upturned eyeballs. On the bed, the nude torso shamelessly displays With the most complete abandon The secret splendor and fatal beauty That nature had bestowed on her ; A rose stocking embroidered with gold clocks remains On her leg like a souvenir ; The garter, like a hidden flashing eye, Darts its glance of diamond brilliance. The bizarre aspect of that solitude And of a large, languid portrait With eyes as provocative as the pose, Reveals an unwholesome love, Guilty joys and exotic revelries, With infernal kisses That delighted the swarm of bad angels Hovering in the curtains’ folds ; And yet one sees from the graceful slimness Of the angular shoulders. The haunches slightly sharp, and the waist sinuous As a snake poised to strike, That she’s still quite young ! – Had her exasperated soul And her senses gnawed by ennui Thrown open their gates to the thirsty pack Of lost and wandering desires ? The vengeful man whom you could not with all your love Satisfy when you were alive, Did he use your inert, complacent flesh to fill The immensity of his lust ? Reply, impure cadaver ! and by your stiffened tresses Raising you with a fevered arm, Tell me, ghastly head, did he glue on your cold teeth The kisses of the last farewell ? – Far from the sneering world, far from the impure crowd, Far from curious magistrates, Sleep in peace, sleep in peace, bizarre creature, In your mysterious tomb ; Your mate roams o’er the world, and your immortal form Watches over him when he sleeps ; Even as you, he will doubtless be faithful And constant until death. – William Aggeler, 1954 The Martyr (Drawing by an Unknown Master) Amongst gilt fabrics, flasks of scent and wine, Rich furniture, white marble, precious moulds. Fine paintings, and rich, perfumed robes that shine Swirled into sumptuous folds, In a warm room, that like a hot-house stifles With dangerous and fatal breath, where lie Pale flowers in crystal tombs, exquisite trifles, Exhaling their last sigh – A headless corpse, cascading in a flood Hot, living blood, that soaks, with crimson stain A pillow slaked and sated with blood As any field with rain. Like those pale visions which the gloom aborts Which fix us in a still, hypnotic stare, The bead, tricked out with gems of sorts, In its huge mass of hair, Like a ranunculous beside the bed, Rests on the table, empty of all thought. From eyes revulsed, like twilight, seems to spread A gaze that looks at naught. Upon the bed the carcase, unabashed, Shows, in complete abandon, without shift, The secret splendour that, in life, it flashed Superbly, Nature’s gift. A rosy stocking, freaked with clocks of gold, Clings to one leg : a souvenir, it seems : The garter, from twin diamonds, with the cold Stare of a viper gleams. The singular effect of solitude And of a languorous portrait, with its eyes Provocative as is its attitude, Dark loves would advertise – And guilty joys, with feasts of strange delight, Full of infernal kisses, omens certain To please the gloating angels of the Night Who swim behind each curtain. And yet to see her nimble strength, the risky Swerve of the rounded shoulder, and its rake, The tented haunch, the figure lithe and frisky, Flexed like an angry snake, You’d know that she was young. Her soul affronted, Her senses stung with boredom – were they bayed By packs of wandering, lost desires, and hunted, And finally betrayed ? The vengeful man, whose lust you could not sate, (In spite of much love) nor quench his fire – Did he on your dead flesh then consummate His monstrous, last desire ? Answer me, corpse impure ! With fevered fist, Grim visage, did he raise you up on high, And, as your silver frosty teeth he kissed, Bid you his last goodbye ? Far from inquiring magistrates that sneer, Far from this world of raillery and riot, Sleep peacefully, strange creature, on your bier, Of mystery and quiet. Your lover roams the world. Your deathless shape Watches his sleep and hears each indrawn breath. No more than you can he ever escape From constancy till death ! – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |