007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
LE VIN |
CXXX LE VIN DE L’ASSASSIN Ma femme est morte, je suis libre ! Je puis donc boire tout mon soûl. Lorsque je rentrais sans un sou, Ses cris me déchiraient la fibre. Autant qu’un roi je suis heureux ; L’air est pur, le ciel admirable… Nous avions un été semblable Lorsque je devins amoureux ! L’horrible soif qui me déchire Aurait besoin pour s’assouvir D’autant de vin qu’en peut tenir Son tombeau ; — ce n’est pas peu dire : Je l’ai jetée au fond d’un puits, Et j’ai même poussé sur elle Tous les pavés de la margelle. — Je l’oublierai si je le puis ! Au nom des serments de tendresse, Dont rien ne peut nous délier, Et pour nous réconcilier Comme au beau temps de notre ivresse, J’implorai d’elle un rendez-vous, Le soir, sur une route obscure. Elle y vint ! — folle créature ! Nous sommes tous plus ou moins fous ! Elle était encore jolie, Quoique bien fatiguée ! et moi, Je l’aimai trop ! voilà pourquoi Je lui dis : Sors de cette vie ! Nul ne peut me comprendre. Un seul Parmi ces ivrognes stupides Songea-t-il dans ses nuits morbides À faire du vin un linceul ? Cette crapule invulnérable Comme les machines de fer Jamais, ni l’été ni l’hiver, N’a connu l’amour véritable, Avec ses noirs enchantements, Son cortége infernal d’alarmes, Ses fioles de poison, ses larmes, Ses bruits de chaîne et d’ossements ! — Me voilà libre et solitaire ! Je serai ce soir ivre mort ; Alors, sans peur et sans remord, Je me coucherai sur la terre, Et je dormirai comme un chien ! Le chariot aux lourdes roues Chargé de pierres et de boues, Le wagon enrayé peut bien Écraser ma tête coupable Ou me couper par le milieu, Je m’en moque comme de Dieu, Du Diable ou de la Sainte Table ! |
Le Vin de l’assassin Ma femme est morte, je suis libre ! Je puis donc boire tout mon soûl. Lorsque je rentrais sans un sou, Ses cris me déchiraient la fibre. Autant qu’un roi je suis heureux ; L’air est pur, le ciel admirable... Nous avions un été semblable Lorsque j’en devins amoureux ! L’horrible soif qui me déchire Aurait besoin pour s’assouvir D’autant de vin qu’en peut tenir Son tombeau ; – ce n’est pas peu dire : Je l’ai jetée au fond d’un puits, Et j’ai même poussé sur elle Tous les pavés de la margelle. – Je l’oublierai si je le puis ! Au nom des serments de tendresse, Dont rien ne peut nous délier, Et pour nous réconcilier Comme au beau temps de notre ivresse, J’implorai d’elle un rendez-vous, Le soir, sur une route obscure. Elle y vint – folle créature ! Nous sommes tous plus ou moins fous ! Elle était encore jolie, Quoique bien fatiguée ! et moi, Je l’aimais trop ! voilà pourquoi Je lui dis : Sors de cette vie ! Nul ne peut me comprendre. Un seul Parmi ces ivrognes stupides Songea-t-il dans ses nuits morbides À faire du vin un linceul ? Cette crapule invulnérable Comme les machines de fer Jamais, ni l’été ni l’hiver, N’a connu l’amour véritable, Avec ses noirs enchantements, Son cortège infernal d’alarmes, Ses fioles de poison, ses larmes, Ses bruits de chaîne et d’ossements ! – Me voilà libre et solitaire ! Je serai ce soir ivre mort ; Alors, sans peur et sans remords, Je me coucherai sur la terre, Et je dormirai comme un chien ! Le chariot aux lourdes roues Chargé de pierres et de boues, Le wagon enragé peut bien Écraser ma tête coupable Ou me couper par le milieu, Je m’en moque comme de Dieu, Du Diable ou de la Sainte Table ! |
The Murderer’s Wine My wife is dead and I am free ! Now I can drink my fill ; When I’d come home without a sou, Her screaming would drive me crazy. I am as happy as a king ; The air is pure, the sky superb... We had a summer like this When I fell in love with her ! To satisfy the awful thirst That tortures me, I’d have to drink All the wine it would take to fill Her grave – that is not a little : I threw her down a well, And what is more, I dropped on her All the stones of the well’s rim. I will forget her if I can ! In the name of love’s vows, From which nothing can release us, And to become the friends we were When we first knew passion’s rapture, I begged of her a rendezvous At night, on a deserted road. She came there ! – mad creature ! We’re all more or less mad ! She was still attractive, Although very tired ! and I, I loved her too much ! that is why I said to her : Depart this life ! None can understand me. Did one Among all those stupid drunkards Ever dream in his morbid nights Of making a shroud of wine ? That dissolute crowd, unfeeling As an iron machine, Never, nor summer, nor winter, Has known what true love is, With its black enchantments, Its hellish cortege of alarms, Its phials of poison, and its tears, Its noise of chains and dead men’s bones ! – Here I am free and all alone ! I’ll get blind drunk tonight ; Then without fear, without remorse, I’ll lie down on the ground And I’ll sleep like a dog ! The dump-cart with its heavy wheels Loaded with mud and rocks, The careening wagon may well Crush in my guilty head Or cut my body in two ; I laugh at God, at the Devil, And at the Holy Table as well ! – William Aggeler, 1954 The Wine of the Murderer My wife is dead. I’m free. From hence I’ll drink my fill, and that’s the truth ! Each time I came back with no pence, Her screechings drilled me like a tooth. Now I’m as happy as a king... Air pure, a cloudless sky above. I can remember such a thing The summer that we fell in love. To quench the thirst that tears my throat It would require the vats to flow Enough to set her tomb afloat – And that’s no thimbleful, oh no ! I threw her in a well to drown, With the walled rocks that round it stood, To keep her there, and hold her down – I would forget her if I could ! Pleading our early tender vows, Which naught could break for evermore, To reconcile us, spouse to spouse, In the same raptures as before – I begged of her a rendezvous One evening in a gloomy lane. She came – a crazy thing to do ! We all are more-or-less insane ! She still was quite attractive, though A little tired and ill : and I Still loved her more than ever : so I said, “Get out of life, and die !” None understand me. Could a single “Drunk” of the stupid sort design, On morbid nights, by his own ingle, To make a winding sheet of wine ? Of dense invulnerable stuff, Like engines built to shunt or shove, They’ve never known, through smooth or rough, The veritable power of love, its black enchantments, fiery trials, Processions of infernal pains, Its burning tears, its poison phials, Its rattling bones, and jingling chains. Now I am free and all alone. Tonight I’ll get dead-drunk, of course. My head I’ll pillow on a stone Without repentance or remorse. And there I’ll sleep like any dog. The lumbering cart with massive wheels Piled up with stones, or peat, or bog, Or hurtling wagon, as it reels May crush my skull in, like a clod, Or halve me at the crossing-level. I’d care as little as for God, The Ten Commandments, or the Devil. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |