007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
TABLEAUX PARISIENS
CXXIV

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre

Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son œil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?
 
La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse

Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,

Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?



The Kind-Hearted Servant of Whom You Were Jealous

The kind-hearted servant of whom you were jealous,
Who sleeps her sleep beneath a humble plot of grass,
We must by all means take her some flowers.
The dead, ah ! the poor dead suffer great pains,
And when October, the pruner of old trees, blows
His melancholy breath about their marble tombs,
Surely they must think the living most ungrateful,
To sleep, as they do, between warm, white sheets,
While, devoured by gloomy reveries,
Without bedfellows, without pleasant causeries,
Old, frozen skeletons, belabored by the worm,
They feel the drip of winter’s snow,
The passing of the years ; nor friends, nor family
Replace the dead flowers that hang on their tombs.
If, some evening, when the fire-log whistles and sings
I saw her sit down calmly in the great armchair,
If, on a cold, blue night in December,
I found her ensconced in a corner of my room,
Grave, having come from her eternal bed
Maternally to watch over her grown-up child,
What could I reply to that pious soul,
Seeing tears fall from her hollow eyelids ?
– William Aggeler, 1954


Now the Great-Hearted Servant, Who Aroused

Now the great-hearted servant, who aroused
Your jealousy, in humble earth is housed,
Let’s take, at least, some flowers for her relief.
The dead, the piteous dead, know piercing grief,
And when October blows, to prune old trees,
And whistles round the marble where they freeze,
How thankless then we living must appear
Between warm sheets to sleep in comfort here,
While, eaten by black dreams, they lie in woe
Warm bedmates and their gossip to forego,
Frostbitten skeletons, tunneled by vermin,
To bear the moulting drip of Winter’s ermine,
For ages, with no friends nor kindred there
The tatters on their railings to repair.
On evenings when the hearthlogs hiss and flare
Were I to see her calmly take her chair :
Or, in the calm and blue December gloom,
Huddle within the corner of my room,
Gravely returning from her bed eternal
To tend this grown-up child with the maternal
Care of old times – how could I then reply
To see the tears roll from each hollow eye ?
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal