007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
TABLEAUX PARISIENS
CXX

LE JEU

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;

Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;

Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;

Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne
Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vielles putains la funèbre gaîté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !

Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l’abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l’enfer au néant !
 
Le Jeu

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l’oeil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;

Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;

Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;

Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne
Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vieilles putains la funèbre gaieté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !

Et mon coeur s’effraya d’envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l’abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l’enfer au néant !



Gambling

In faded armchairs aged courtesans,
Pale, eyebrows penciled, with alluring fatal eyes,
Smirking and sending forth from wizened ears
A jingling sound of metal and of gems ;
Around the gaming tables faces without lips,
Lips without color and jaws without teeth,
Fingers convulsed with a hellborn fever
Searching empty pockets and fluttering bosoms ;
Under dirty ceilings a row of bright lusters
And enormous oil-lamps casting their rays
On the tenebrous brows of distinguished poets
Who come there to squander the blood they have sweated ;
That is the black picture that in a dream one night
I saw unfold before my penetrating eyes.
I saw myself at the back of that quiet den,
Leaning on my elbows, cold, silent, envying,
Envying the stubborn passion of those people,
The dismal merriment of those old prostitutes,
All blithely selling right before my eyes,
One his ancient honor, another her beauty !
My heart took fright at its envy of so many
Wretches running fiercely to the yawning chasm,
Who, drunk with their own blood, would prefer, in a word,
Suffering to death and hell to nothingness !
– William Aggeler, 1954


The Gamblers

In faded armchairs, harlots of past years
Pale, with false eyebrows, wheedling, fatal eyes,
And weird, affected airs, clink from thin ears
A feeble sound, where tin with crystal vies.
Round the green tables, faces without lips,
Lips without colour, jaws their teeth surviving,
And fingers which a hellish fever grips
Convulsively in breasts and pockets diving
Under the dirty ceiling, lustres flame
And chandeliers, that blaze without remittance
On shady brows of poets dear to fame,
Who come to waste their sorely-sweated pittance.
Such was the picture, in nocturnal dreaming,
I saw unfurled to my clairvoyant eye.
In that grim vault, one form on elbows leaning,
Unspeaking, cold, and envious – was I ! –
Yes ! envying, for their all-tenacious passion,
These raddled tarts in their funereal glee,
Who trafficked there, in such a merry fashion,
Dead virtue and lost beauty on the spree.
My heart was chilled with fear at envying
Wretches who, headlong, rush to be destroyed,
And, drunk with their own blood, seek anything –
Hell, death, or torture – rather than the Void !
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal