007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
TABLEAUX PARISIENS
CXIX

LE CRÉPUSCULE DU SOIR

Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l’homme impatient se change en bête fauve.

Ô soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd’hui
Nous avons travaillé ! — C’est le soir qui soulage
Les esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s’alourdit,
Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.

Cependant des démons malsains dans l’atmosphère
S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,
Et cognent en volant les volets et l’auvent.
À travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;

Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,
S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !
La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
L’hôpital se remplit de leurs soupirs. — Plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.

Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n’ont jamais vécu !
 
Le Crépuscule du soir

Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l’homme impatient se change en bête fauve.

Ô soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd’hui
Nous avons travaillé ! – C’est le soir qui soulage
Les esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s’alourdit,
Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.

Cependant des démons malsains dans l’atmosphère
S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,
Et cognent en volant les volets et l’auvent.
À travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;

Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,
S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !
La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
L’hôpital se remplit de leurs soupirs. – Plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.

Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n’ont jamais vécu !




Twilight

Behold the sweet evening, friend of the criminal ;
It comes like an accomplice, stealthily ; the sky
Closes slowly like an immense alcove,
And impatient man turns into a beast of prey.
O evening, kind evening, desired by him
Whose arms can say, without lying : “Today
We labored !” – It is the evening that comforts
Those minds that are consumed by a savage sorrow,
The obstinate scholar whose head bends with fatigue
And the bowed laborer who returns to his bed.
Meanwhile in the atmosphere malefic demons
Awaken sluggishly, like businessmen,
And take flight, bumping against porch roofs and shutters.
Among the gas flames worried by the wind
Prostitution catches alight in the streets ;
Like an ant-hill she lets her workers out ;
Everywhere she blazes a secret path,
Like an enemy who plans a surprise attack ;
She moves in the heart of the city of mire
Like a worm that steals from Man what he eats.
Here and there one hears food sizzle in the kitchens,
The theaters yell, the orchestras moan ;
The gambling dens, where games of chance delight,
Fill up with whores and cardsharps, their accomplices ;
The burglars, who know neither respite nor mercy,
Are soon going to begin their work, they also,
And quietly force open cash-boxes and doors
To enjoy life awhile and dress their mistresses.
Meditate, O my soul, in this solemn moment,
And close your ears to this uproar ;
It is now that the pains of the sick grow sharper !
Somber Night grabs them by the throat ; they reach the end
Of their destinies and go to the common pit ;
The hospitals are filled with their sighs. – More than one
Will come no more to get his fragrant soup
By the fireside, in the evening, with a loved one.
However, most of them have never known
The sweetness of a home, have never lived !
– William Aggeler, 1954


Evening Twilight

Delightful evening, partner of the crook,
Steals in, wolf-padded, like a complice : look :
Heaven, like a garret, closes to the day,
And Man, impatient, turns a beast of prey.
Sweet evening, loved by those whose arms can tell,
Without a lie, “Today we’ve laboured well ;”
Sweet evening, it is she who brings relief
To men with souls devoured by one fierce grief,
Obstinate thinkers drowsy in the head,
And toil-bent workmen groping to their bed.
But insalubrious demons of the airs,
Like business people, wake to their affairs
And, flying, knock, like bats, on walls and shutters.
Now Prostitution lights up in the gutters
Across the glimmering jets the wind torments.
Like a huge ant-hive it unseals its vents.
On every side it weaves its hidden tracks
Like enemies preparing night-attacks.
It squirms within the City’s breast of mire,
A worm that steals the food that men desire.
One hears the kitchens hissing here and there,
Operas squealing, orchestras ablare.
Cheap tables d’hôte, where gaming lights the eyes,
Fill up with whores, and sharpers, their allies :
And thieves, whose office knows no truce nor rest,
Will shortly now start working, too, with zest,
Gently unhinging doors and forcing tills,
To live some days and buy their sweethearts frills.
Collect yourself, my soul, in this grave hour
And shut your ears against the din and stour.
It is the hour when sick men’s pains increase.
Death grips them by the throat, and soon they cease
Their destined task, to find the common pit.
The ward is filled with sighings. Out of it
Not all return the scented soup to taste,
Warm at the hearthside, by some loved-one placed.
But then how few among them can recall
Joys of the hearth, or ever lived at all !
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal