007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
TABLEAUX PARISIENS |
CXIII LE CYGNE À VICTOR HUGO. I Andromaque, je pense à vous ! — Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. — Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ; Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux Clairs et froids le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux, Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le cœur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s’il adressait des reproches à Dieu ! II Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime, Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus ! Je pense à la négresse, amaigrie et phthisique, Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais ! jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tettent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor ! |
Le Cygne (1861) À Victor Hugo I Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L’immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) ; Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. Là s’étalait jadis une ménagerie ; Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux, Un cygne qui s’était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le coeur plein de son beau lac natal : « Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? » Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide Comme s’il adressait des reproches à Dieu ! II Paris change ! mais rien dans ma mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m’opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous, Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus ! Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique Piétinant dans la boue, et cherchant, l’oeil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard ; À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus !... à bien d’autres encor ! The Swan To Victor Hugo I Andromache, I think of you ! – That little stream, That mirror, poor and sad, which glittered long ago With the vast majesty of your widow’s grieving, That false Simois swollen by your tears, Suddenly made fruitful my teeming memory, As I walked across the new Carrousel. – Old Paris is no more (the form of a city Changes more quickly, alas ! than the human heart) ; I see only in memory that camp of stalls, Those piles of shafts, of rough hewn cornices, the grass, The huge stone blocks stained green in puddles of water, And in the windows shine the jumbled bric-a-brac. Once a menagerie was set up there ; There, one morning, at the hour when Labor awakens, Beneath the clear, cold sky when the dismal hubbub Of street-cleaners and scavengers breaks the silence, I saw a swan that had escaped from his cage, That stroked the dry pavement with his webbed feet And dragged his white plumage over the uneven ground. Beside a dry gutter the bird opened his beak, Restlessly bathed his wings in the dust And cried, homesick for his fair native lake : “Rain, when will you fall ? Thunder, when will you roll ?” I see that hapless bird, that strange and fatal myth, Toward the sky at times, like the man in Ovid, Toward the ironic, cruelly blue sky, Stretch his avid head upon his quivering neck, As if he were reproaching God ! II Paris changes ! but naught in my melancholy Has stirred ! New palaces, scaffolding, blocks of stone, Old quarters, all become for me an allegory, And my dear memories are heavier than rocks. So, before the Louvre, an image oppresses me : I think of my great swan with his crazy motions, Ridiculous, sublime, like a man in exile, Relentlessly gnawed by longing ! and then of you, Andromache, base chattel, fallen from the embrace Of a mighty husband into the hands of proud Pyrrhus, Standing bowed in rapture before an empty tomb, Widow of Hector, alas ! and wife of Helenus ! I think of the negress, wasted and consumptive, Trudging through muddy streets, seeking with a fixed gaze The absent coco-palms of splendid Africa Behind the immense wall of mist ; Of whoever has lost that which is never found Again ! Never ! Of those who deeply drink of tears And suckle Pain as they would suck the good she-wolf ! Of the puny orphans withering like flowers ! Thus in the dim forest to which my soul withdraws, An ancient memory sounds loud the hunting horn ! I think of the sailors forgotten on some isle, – Of the captives, of the vanquished !... of many others too ! – William Aggeler, 1954 The Swan To Victor Hugo I Andromache ! – This shallow stream, the brief Mirror you once so grandly overcharged With your vast majesty of widowed grief, This lying Simois your tears enlarged, Evoked your name, and made me think of you, As I was crossing the new Carrousel. – Old Paris is no more (cities renew, Quicker than human hearts, their changing spell). In mind I see that camp of huts, the muddle Of rough-hewn roofs and leaning shafts for miles, The grass, green logs stagnating in the puddle, Where bric-a-brac lay glittering in piles. Once a menagerie parked there. And there it chanced one morning, when from slumber freed, Labour stands up, and Transport through still air Rumbles its sombre hurricane of speed, – A swan escaped its cage : and as its feet With finny palms on the harsh pavement scraped, Trailing white plumage on the stony street, In the dry gutter for fresh water gaped. Nervously bathing in the dust, in wonder It asked, remembering its native stream, “When will the rain come down ? When roll the thunder ?” I see it now, strange myth and fatal theme ! Sometimes, like Ovid’s wretch, towards the sky (Ironically blue with cruel smile) Its neck, convulsive, reared its head on high As though it were its Maker to revile. II Paris has changed, but in my grief no change. New palaces and scaffoldings and blocks, To me, are allegories, nothing strange. My memories are heavier than rocks. Passing the Louvre, one image makes me sad : That swan, like other exiles that we knew, Grandly absurd, with gestures of the mad, Gnawed by one craving ! – Then I think of you, Who fell from your great husband’s arms, to be A beast of freight for Pyrrhus, and for life, Bowed by an empty tomb in ecstasy – Great Hector’s widow ! Helenus’s wife ! I think, too, of the starved and phthisic negress Tramping the mud, who seeks, with haggard eye, The palms of Africa, and for some egress Out of this great black wall of foggy sky : Of those who’ve lost what they cannot recover : Of those who slake with tears their lonely hours And milk the she-wolf, Sorrow, for their mother : And skinny orphans withering like flowers. So in the forest of my soul’s exile, Remembrance winds his horn as on he rides. I think of sailors stranded on an isle, Captives, and slaves – and many more besides. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |