007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
SPLEEN ET IDÉAL
LXXXV

LE CALUMET DE PAIX
imité de longfellow
I

Or Gitche Manito[1], le Maître de la vie,
Le Puissant, descendit dans la verte prairie,
Dans l’immense prairie aux coteaux montueux ;
Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,
Dominant tout l’espace et baigné de lumière,
Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,
Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables
Avec sa main terrible il rompit un morceau
Du rocher, dont il fit une pipe superbe,
Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,
Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.

Pour la bourrer il prit au saule son écorce ;
Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,
Debout, il alluma, comme un divin fanal,
La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière
Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.
Or pour les nations c’était le grand signal.

Et lentement montait la divine fumée
Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.
Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux ;
Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,
Puis blanchit ; et montant, et grossissant sans cesse,
Elle alla se briser au dur plafond des cieux.

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,
Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,
Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,
Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,
Tous virent le signal et l’immense fumée
Montant paisiblement dans le matin vermeil.

Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande
De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,
Oscille et se détache en noir sur le soleil ?
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie :
« Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil ! »

Par le chemin des eaux, par la route des plaines,
Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines
Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,
Comprenant le signal du nuage qui bouge,
Vinrent docilement à la Carrière Rouge
Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,
Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,
Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal ;
Et la haine qui fait combattre tous les êtres,
La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres
Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.
Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,
Les considérait tous avec compassion,
Comme un père très-bon, ennemi du désordre,
Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.
Tel Gitche Manito pour toute nation.

Il étendit sur eux sa puissante main droite
Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,
Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main ;
Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,
Comparable à la voix d’une eau tumultueuse
Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain :

II

« Ô ma postérité, déplorable et chérie !
Ô mes fils ! écoutez la divine raison.
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui vous parle ! celui qui dans votre patrie
A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.

Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ;
Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ?
Le marais fut par moi peuplé de volatiles ;
Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles ?
Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin ?

Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.
Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits !
Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,
Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères
Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.

Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète
Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.
Sa parole fera de la vie une fête ;
Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,
Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous !

Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix ! »

III

Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre
Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.
Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive
Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.
Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants !

Chacun s’en retourna, l’âme calme et ravie,
Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.
— À travers la vapeur splendide du nuage
Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,
Immense, parfumé, sublime, radieux !
 
Le Calumet de Paix (1868)
(Imité de Longfellow)
I
Or Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Le Puissant, descendit dans la verte prairie,
Dans l’immense prairie aux coteaux montueux ;
Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,
Dominant tout l’espace et baigné de lumière,
Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,
Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables.
Avec sa main terrible il rompit un morceau
Du rocher, dont il fit une pipe superbe,
Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,
Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.

Pour la bourrer il prit au saule son écorce ;
Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,
Debout, il alluma, comme un divin fanal,
La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière
Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.
Or pour les nations c’était le grand signal.

Et lentement montait la divine fumée
Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.
Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux ;
Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,
Puis blanchit ; et montant, et grossissant sans cesse,
Elle alla se briser au dur plafond des cieux.

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,
Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,
Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,
Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,
Tous virent le signal et l’immense fumée
Montant paisiblement dans le matin vermeil.

Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande
De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,
Oscille et se détache en noir sur le soleil ?
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie :
‘Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil !’. »

Par le chemin des eaux, par la route des plaines,
Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines
Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,
Comprenant le signal du nuage qui bouge,
Vinrent docilement à la Carrière Rouge
Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,
Tous èquipés en guerre, et la mine aguerrie,
Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal ;
Et la haine qui fait combattre tous les êtres,
La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres
Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.
Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,
Les considérait tous avec compassion,
Comme un père très-bon, ennemi du désordre,
Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.
Tel Gitche Manito pour toute nation.

Il étendit sur eux sa puissante main droite
Pour subjuguer leur coeur et leur nature étroite,
Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main ;
Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,
Comparable à la voix d’une eau tumultueuse
Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain :

II
« O ma postérité, déplorable et chérie !
O mes fils ! écoutez la divine raison.
C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Qui vous parle ! Celui qui dans votre patrie
A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.

Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ;
Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ?
Le marais fut par moi peuple de volatiles ;
Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles ?
Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin ?

Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.
Vos prières, vos voeux mêmes sont des forfaits !
Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,
Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères
Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.

Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète
Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.
Sa parole fera de la vie une fête ;
Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,
Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous !

Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.
Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;
Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,
Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,
Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix ! »

III
Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,
Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre
Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.
Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive
Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.
Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants !

Chacun s’en retourna l’âme calme et ravie,
Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,
Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.
– À travers la vapeur splendide du nuage
Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,
Immense, parfumé, sublime, radieux !
 
The Peace Pipe
In Imitation of Longfellow
I
Now, Guitchi Manitou, the Master of Life,
The Powerful, descended into the green prairie,
Into the immense prairie encircled by mountains ;
And there, on the rocks of the Red Quarry,
Dominating space and bathed in light,
He stood erect, vast and majestic.
Then he convoked the countless peoples,
More numerous than blades of grass and grains of sand.
With his terrible hand he broke off a piece
of rock and made a wonderful pipe bowl,
And, on the edge of the stream, from an enormous sheaf of
reeds,
He chose one long reed for a pipe stem.
To fill it, he took bark from the willow,
And, standing, he, the All-Powerful, Creator of Authority,
He lit, like a divine beacon,
The Peace Pipe. Standing upon the Quarry,
He smoked, erect, proud, and bathed in light.
Now, for the nations this was the great signal.
And slowly the divine smoke rose
In the gentle morning air, undulating, fragrant.
And at first it was no more than a dark trail ;
Then the vapor became bluer and thicker,
Then white ; and ceaselessly rising and growing larger,
It broke against the hard ceiling of the heavens.
From the furthest summits of the Rocky Mountains,
To the Northern lakes with their boisterous waves,
From Tawasentha, the matchless valley,
As far as Tuscaloosa, the perfumed forest,
All saw the signal and the immense billows of smoke
Rising peacefully in the rosy morning sky.
The Prophets said : “Do you see that band
Of vapor that, like the hand that commands,
Flickers and stands out black against the sun ?
That is Guitchi Manitou, the Master of Life,
Who says to the four corners of the immense prairie :
‘Warriors, I convoke you all to my council !’ ”
On the paths of the waters, on the routes of the plains,
From the four quarters from which blow the breath
Of the winds, all of the warriors of every tribe, all,
Understanding the moving cloud signal,
Came obediently to the Red Quarry
Where Guitchi Manitou had called them to meet with him.
The warriors stood upon the green prairie,
All dressed for war, with warlike faces,
Streaked with many colors like the Autumn leaves ;
And the hatred that makes all beings fight,
The hatred that burned in the eyes of their ancestors,
Still lit their eyes with a fatal fire.
And their eyes were full of hereditary hatred.
Now Guitchi Manitou, the Master of the Earth,
Contemplated them all with compassion,
Like a very kind father, enemy of disorder,
Who sees his dear children fight and claw.
So Guitchi Manitou contemplated every nation.
He stretched forth upon them his powerful right hand
To subjugate their hearts and their narrow natures,
To cool their fever in the shade of his hand ;
Then he told them with his majestic voice,
Like the sound of tumultuous waters,
Falling and sending forth a monstrous, superhuman noise :
II
“Oh deplorable and beloved posterity !
Oh my sons ! Listen to divine reason.
It is Guitchi Manitou, the Master of Life,
Who speaks to you ! He who placed in your land
The bear, the beaver, the elk, and the bison.
I made hunting and fishing easy for you ;
Why then does the hunter become an assassin ?
I stocked the swamps with birds ;
Why then are you not content, indocile sons ?
Why does man hunt his own neighbor ?
I am truly tired of your horrible wars.
Your prayers, even your promises are offenses !
Danger rests in your contrary natures,
And force lies in union. Live then
As brothers, and learn to keep the peace.
Soon you will receive from my hand a Prophet
Who will come to instruct you and to suffer with you.
His word will make a festival out of life ;
But if you disdain his perfect wisdom,
Poor, condemned children, you will all disappear !
Expunge in the waves your murderous paints.
The reeds are many and the rock is thick ;
Each one of you may make from them a pipe. No more wars,
No more blood ! Henceforth live as brothers,
And all, united, smoke the Peace Pipe !”
III
And suddenly all of them, throwing down their arms,
Wash off in the stream the war paint
That had gleamed on their cruel and triumphant faces.
Each among them hollows out a pipe bowl and gathers on the
shore
A long reed with which to embellish it.
And the Spirit smiled at his poor children !
Each went home with a calm and enraptured soul,
And Guitchi Manitou, the Master of Life,
Reascended through the open door of the heavens.
– Through the splendid vapor of the clouds,
The All-Powerful rose, happy with his work,
Immense, perfumed, sublime, radiant !
– Cat Nilan, 1999
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal