007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
FLEURS DU MAL
 
LXXX

LESBOS

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
— Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
— Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !

Lesbos où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
À l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !
— Lesbos où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté,
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère ;
Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère.

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux ;
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d’or n’ont pesé le déluge
De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux ?
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Vierges au cœur sublime, honneur de l’archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l’amour se rira de l’enfer et du ciel !
— Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?

Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleur ;
Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre,

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle, à l’œil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l’azur,
— Et depuis lors je veille au sommet de Leucate

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne
Le cadavre adoré de Sapho qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !

De la mâle Sapho, l’amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
— L’œil d’azur est vaincu par l’œil noir que tachète
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sapho, l’amante et le poète !

— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !

— De Sapho qui mourut le jour de son blasphême,
Quand, insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété
De Sapho qui mourut le jour de son blasphême.

Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l’univers,
S’enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts.
Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
 
Lesbos (1857)

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds,
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !

Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
À l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !
Lesbos où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté !
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Laisse du vieux Platon se froncer l’oeil austère ;
Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l’oeil austère.

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,
Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux,
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d’or n’ont pesé le déluge
De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux ?

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?
Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Vierges au coeur sublime, honneur de l’archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel !

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ;

Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre.
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle à l’oeil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l’azur ;

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !
De la mâle Sapho, l’amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
– L’oeil d’azur est vaincu par l’oeil noir que tachète
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs

De la mâle Sapho, l’amante et le poète !
– Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !

– De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,
Quand, insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété
De celle qui mourut le jour de son blasphème.

Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l’univers,
S’enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts.
Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
 
Lesbos

Mother of Latin games and Greek delights,
Lesbos, where kisses, languishing or joyous,
Burning as the sun’s light, cool as melons,
Adorn the nights and the glorious days ;
Mother of Latin games and Greek delights,
Lesbos, where the kisses are like cascades
That throw themselves boldly into bottomless chasms
And flow, sobbing and gurgling intermittently,
Stormy and secret, teeming and profound ;
Lesbos, where the kisses are like cascades !
Lesbos, where courtesans feel drawn toward each other,
Where for every sigh there is an answering sigh,
The stars admire you as much as Paphos,
And Venus may rightly be jealous of Sappho !
Lesbos, where courtesans feel drawn toward each other,
Lesbos, land of hot and languorous nights,
That make the hollow-eyed girls, amorous
Of their own bodies, caress before their mirrors
The ripe fruits of their nubility, O sterile pleasure !
Lesbos, land of hot and languorous nights,
Let old Plato look on you with an austere eye ;
You earn pardon by the excess of your kisses
And the inexhaustible refinements of your love,
Queen of the sweet empire, pleasant and noble land.
Let old Plato look on you with an austere eye.
You earn pardon by the eternal martyrdom
Inflicted ceaselessly upon aspiring hearts
Who are lured far from us by radiant smiles
Vaguely glimpsed at the edge of other skies !
You earn pardon by that eternal martyrdom!
Which of the gods will dare to be your judge, Lesbos,
And condemn your brow, grown pallid from your labors,
If his golden scales have not weighed the flood
Of tears your streams have poured into the sea ?
Which of the gods will dare to be your judge, Lesbos ?
What are to us the laws of the just and unjust
Virgins with sublime hearts, honor of these islands ;
Your religion, like any other, is august,
And love will laugh at Heaven and at Hell !
What are to us the laws of the just and unjust ?
For Lesbos chose me among all other poets
To sing the secret of her virgins in their bloom,
And from childhood I witnessed the dark mystery
Of unbridled laughter mingled with tears of gloom ;
For Lesbos chose me among all other poets.
And since then I watch from Leucadia’s summit,
Like a sentry with sure and piercing eyes
Who looks night and day for tartane, brig or frigate,
Whose forms in the distance flutter against the blue ;
And since then I watch from Leucadia’s summit,
To find out if the sea is indulgent and kind,
If to the sobs with which the rocks resound
It will bring back some night to Lesbos, who forgives,
The worshipped body of Sappho, who departed
To find out if the sea is indulgent and kind !
Of the virile Sappho, paramour and poet,
With her wan pallor, more beautiful than Venus !
– The blue eyes were conquered by the black eyes, ringed
With dark circles, traced by the sufferings
Of the virile Sappho, paramour and poet !
– Lovelier than Venus dominating the world,
Pouring out the treasures of her serenity
And the radiance of her golden-haired youth
Upon old Ocean, delighted with his daughter ;
Lovelier than Venus dominating the world !
– Of Sappho who died the day of her blasphemy,
When, insulting the rite and the established cult,
She made of her body the supreme pabulum
Of a cruel brute whose pride punished the sacrilege
Of her who died on the day of her blasphemy.
And it is since that time that Lesbos mourns,
And in spite of the homage the world renders her,
Gets drunk every night with the tempest’s howls
Which are hurled at the skies by her deserted shores.
And it is since that time that Lesbos mourns.
– William Aggeler, 1954


Lesbos

Mother of Grecian joys and Latin games,
Lesbos, where kisses, languishing or gay,
As melons cool, or warm as solar flames,
Adorn alike the glorious night and day :
Mother of Grecian joys and Latin games,
Lesbos of kisses reckless as cascades
That hurl themselves to bottomless abysses,
Stormy and secret, myriad-swarming kisses,
That cluck and sob and gurgle in the shades.
Lesbos of kisses reckless as cascades !
Lesbos where Phrynes each to each are plighted,
Where never yet unanswered went a sigh,
Where Paphos with a rival is requited,
And Venus with a Sappho has to vie !
Lesbos where Phrynes each to each are plighted,
Lesbos, the land of warm and languid night,
Where gazing in their mirrors as they dress
The cave-eyed girls, in barren, vain delight,
The fruits of their nubility caress.
Lesbos, the land of warm and languid night,
Let Plato frown austerely all the while.
Your pardon’s from excess of kisses won,
Queen of sweet empire, rare and noble isle –
And from refinements which are never done.
Let Plato frown austerely all the while.
From martyrdom your pardon you beguile,
Inflicted without stint on hearts that soar
Far, far away, drawn by some radiant smile
Seen vaguely on a strange celestial shore.
From martyrdom your pardon you beguile.
Lesbos, what God to judge you would make bold,
Or damn your brows so pale and sadly grave,
Not having weighed upon the scales of gold
The floods of tears you’ve poured into the wave.
Lesbos which God to judge you would make bold ?
For us, what mean the statutes of the just ?
Pride of the isles, whose hearts sublimely swell,
Your faith as any other is august
And Love can laugh alike at Heaven and Hell.
For us, what mean the statues of the just ?
For Lesbos chose me of all men on earth
To sing the secrets of her virgin flowers,
Taught as a child the sacred rites of mirth
And mysteries of sorrow which are ours.
So Lesbos chose me of all men on earth.
Since then I watch on the Leucadian height.
Like a lone sentry with a piercing view
Who sees the vessels ere they heave in sight
With forms that faintly tremble in the blue.
Since then I watch on the Leucadian height
To find out if the sea’s heart still is hardened
And from the sobs that drench the rock with spray
If it will bring back Sappho, who has pardoned,
The corpse of the adored, who went away
To find out that the sea its heart has hardened ;
Of the male Sappho, lover, queen of singers,
More beautiful than Venus by her woes.
The blue eye cannot match the black, where lingers
The shady circle that her grief bestows
On the male Sappho, lover, queen of singers –
Fairer than Venus towering on the world
And pouring down serenity like water
In the blond radiance of her tresses curled
To daze the very Ocean with her daughter,
Fairer than Venus towering on the world –
Of Sappho, whom her blasphemy requited
The day she quit the rite and scorned the cult,
And gave her lovely body to be slighted
By a rough brute, whose scorn was the result
For Sappho, whom the blasphemy requited.
And since that time has Lesbos lived lamenting
In spite of all the honours of mankind,
And lives upon the storm-howl unrelenting
Of its bleak shores, the sport of wave and wind :
For since that time has Lesbos lived lamenting.
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal