007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
SPLEEN ET IDÉAL |
LXXVIII SPLEEN J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C’est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. — Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où, comme des remords, se traînent de longs vers Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’Ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité. — Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ! Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche ! |
Spleen J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C’est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. – Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où comme des remords se traînent de longs vers Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité. – Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. Spleen I have more memories than if I’d lived a thousand years. A heavy chest of drawers cluttered with balance-sheets, Processes, love-letters, verses, ballads, And heavy locks of hair enveloped in receipts, Hides fewer secrets than my gloomy brain. It is a pyramid, a vast burial vault Which contains more corpses than potter’s field. – I am a cemetery abhorred by the moon, In which long worms crawl like remorse And constantly harass my dearest dead. I am an old boudoir full of withered roses, Where lies a whole litter of old-fashioned dresses, Where the plaintive pastels and the pale Bouchers, Alone, breathe in the fragrance from an opened phial. Nothing is so long as those limping days, When under the heavy flakes of snowy years Ennui, the fruit of dismal apathy, Becomes as large as immortality. – Henceforth you are no more, O living matter ! Than a block of granite surrounded by vague terrors, Dozing in the depths of a hazy Sahara An old sphinx ignored by a heedless world, Omitted from the map, whose savage nature Sings only in the rays of a setting sun. – William Aggeler, 1954 Spleen I have more memories than had I seen Ten centuries. A huge chest that has been Stuffed full of writs, bills, verses, balance-sheets With golden curls wrapt up in old receipts And love-letters – hides less than my sad brain, A pyramid, a vault that must contain More corpses than the public charnel stores. I am a cemetery the moon abhors, Where, like remorses, the long worms that trail Always the dearest of my dead assail. I am a boudoir full of faded roses Where many an old outmoded dress reposes And faded pastels and pale Bouchers only Breathe a scent-flask, long-opened and left lonely... Nothing can match those limping days for length Where under snows of years, grown vast in strength, Boredom (of listlessness the pale abortion) Of immortality takes the proportion ! – From henceforth, living matter, you are nought But stone surrounded by a dreadful thought : Lost in some dim Sahara, an old Sphinx, Of whom the world we live in never thinks. Lost on the map, it is its surly way Only to sing in sunset’s fading ray. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |