007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
SPLEEN ET IDÉAL
XLIX

LE FLACON

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
 
Le Flacon

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

II la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur!




The Perfume Flask

There are strong perfumes for which all matter
Is porous. One would say they go through glass.
On opening a coffer that has come from the East,
Whose creaking lock resists and grates,
Or in a deserted house, some cabinet
Full of the Past’s acrid odor, dusty and black,
Sometimes one finds an antique phial which remembers,
Whence gushes forth a living soul returned to life.
Many thoughts were sleeping, death-like chrysalides,
Quivering softly in the heavy shadows,
That free their wings and rise in flight,
Tinged with azure, glazed with rose, spangled with gold.
That is the bewitching souvenir which flutters
In the troubled air ; the eyes close ; Dizziness
Seizes the vanquished soul, pushes it with both hands
Toward a darkened abyss of human pollution :
He throws it down at the edge of an ancient abyss,
Where, like stinking Lazarus tearing wide his shroud,
There moves as it wakes up, the ghostly cadaver
Of a rancid old love, charming and sepulchral.
Thus, when I’ll be lost to the memory
Of men, when I shall be tossed into the corner
Of a dismal wardrobe, a desolate old phial,
Decrepit, cracked, slimy, dirty, dusty, abject,
Delightful pestilence ! I shall be your coffin,
The witness of your strength and of your virulence,
Beloved poison prepared by the angels ! Liqueur
That consumes me, O the life and death of my heart !
– William Aggeler, 1954



The Flask

Perfumes there are which through all things can pass
And make all matter porous, even glass ;
Old coffers from the Orient brought, whose locks
Grind sullenly when opening the box,
Or, in an empty house, some ancient chest,
Where time and dust and gloom were long compressed,
May yield a flask where memory survives,
And a soul flashes into future lives.
A thousand thoughts, funereal larvae, laid
Shuddering softly under palls of shade,
May suddenly their soaring wings unfold,
Stained azure, glazed with rose, or filmed with gold.
Intoxicating memory now flies
Into the dusk, and makes us close our eyes :
Vertigo draws the spirit which it grips
Towards some dark miasma of eclipse :
Beside an ancient pit he makes her fall,
Where Lazarus, sweet-scented, tears his pall
And wakes the spectral corpse of some now-cold,
Rancid, sepulchral love he knew of old.
So when I’m lost to human memory, thrown
In some old gloomy chest to fie alone,
A poor decrepit flask, cracked, abject, crusty
With dirt, opaque and sticky, damp and dusty,
I’ll be your pall and shroud, beloved pest !
The witness of your venom, and its test,
Dear poison, angel-brewed with deadly art –
Life, death, and dear corrosion of my heart.
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal