007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
SPLEEN ET IDÉAL
XXXIX

UN FANTÔME
I

les ténèbres

Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,

Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse.

II

le parfum

Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?

Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l’amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.

De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,

Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.

III

le cadre

Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
Bien qu’elle soit d’un pinceau très-vanté,
Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté
En l’isolant de l’immense nature,

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
S’adaptaient juste à sa rare beauté ;
Rien n’offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui servir de bordure.

Même on eût dit parfois qu’elle croyait
Que tout voulait l’aimer ; elle noyait
Dans les baisers du satin et du linge

Son beau corps nu, plein de frissonnements,
Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,
Montrait la grâce enfantine du singe.

IV

le portrait

La Maladie et la Mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya,

De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !
Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,

Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude…

Noir assassin de la Vie et de l’Art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !
 
Un Fantôme (1861)

I LES TÉNÈBRES
Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon coeur,

Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse.

II LE PARFUM
Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?

Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l’amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.

De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,

Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.

III LE CADRE
Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
Bien qu’elle soit d’un pinceau très-vanté,
Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté
En l’isolant de l’immense nature,

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
S’adaptaient juste à sa rare beauté ;
Rien n’offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui servir de bordure.

Même on eût dit parfois qu’elle croyait
Que tout voulait l’aimer ; elle noyait
Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge,

Et, lente ou brusque, à chaque mouvement
Montrait la grâce enfantine du singe.

IV LE PORTRAIT
La Maladie et la Mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon coeur se noya,

De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !
Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,

Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude...

Noir assassin de la Vie et de l’Art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !
 
A Phantom

I THE DARKNESS
In the mournful vaults of fathomless gloom
To which Fate has already banished me,
Where a bright, rosy beam never enters ;
Where, alone with Night, that sullen hostess,
I’m like a painter whom a mocking God
Condemns to paint, alas ! upon darkness ;
Where, a cook with a woeful appetite,
I boil and I eat my own heart ;
At times there shines, and lengthens, and broadens
A specter made of grace and of splendor ;
By its dreamy, oriental manner,
When it attains its full stature,
I recognize my lovely visitor ;
It’s She ! dark and yet luminous.
II THE PERFUME
Reader, have you at times inhaled
With rapture and slow greediness
That grain of incense which pervades a church,
Or the inveterate musk of a sachet ?
Profound, magical charm, with which the past,
Restored to life, makes us inebriate !
Thus the lover from an adored body
Plucks memory’s exquisite flower.
From her tresses, heavy and elastic,
Living sachet, censer for the bedroom,
A wild and savage odor rose,
And from her clothes, of muslin or velvet,
All redolent of her youth’s purity,
There emanated the odor of furs.
III THE FRAME
As a lovely frame adds to a painting,
Even though it’s from a master’s brush,
An indefinable strangeness and charm
By isolating it from vast nature,
Thus jewels, metals, gilding, furniture,
Suited her rare beauty to perfection ;
Nothing dimmed its flawless splendor ;
All seemed to form for her a frame.
One would even have said that she believed
That everything wished to love her ; she drowned
Her nudity voluptuously
In the kisses of the satin and linen,
And, with each movement, slow or brusque,
She showed the child-like grace of a monkey.
IV THE PORTRAIT
Disease and Death make ashes
Of all the fire that flamed for us.
Of those wide eyes, so fervent and tender,
Of that mouth in which my heart was drowned,
Of those kisses potent as dittany,
Of those transports more vivid than sunbeams,
What remains ? It is frightful, O my soul !
Nothing but a faint sketch, in three colors,
Which, like me, is dying in solitude,
And which Time, that contemptuous old man,
Grazes each day with his rough wing...
Black murderer of Life and Art,
You will never kill in my memory
The one who was my glory and my joy !
– William Aggeler, 1954


A Phantom

I THE SHADES
My fate confines me, dark and shady,
In vaults of lone unfathomed grief.
No rosy sunbeams bring relief.
Alone with Night, my grim landlady,
I’m like a painter whom God spites
To paint on shades, and cook and eat
My own poor heart, the only meat
Of my funereal appetites.
Sometimes a spectre dim, reclining
In grace and glory, can be seen.
With dreamy oriental mien.
When fully its own form defining,
I recognise who it must be,
Sombre yet luminous, it’s She !
II THE PERFUME
Reader, say, have you ever breathed,
With lazy greed and joy, the dusk
Of an old church with incense wreathed,
Or smelt an ancient bag of musk ?
It’s by such charms the Nevermore
Intoxicates us in the Now –
As lovers to Remembrance bow
Over the bodies they adore.
From her thick tresses as they fume
(Scent-sack and censer of the room)
A feline, tawny perfume springs.
Her muslins and her velvets smooth
Give off, made pregnant with her youth,
Scents of the fur of prowling things.
III THE FRAME
As a fine frame improves a plate
Although the graver needs no vaunting –
I know not what of strange and haunting
(From nature vast to isolate
Her beauty) was conferred by gems,
Metals, and gear. She mingled with them,
And swirled them all into her rhythm
As in her skirts the flouncing herns.
They say she thought all things were stung
With love for her. Her naked flesh
She loved to drown in kisses fresh
Of flax or satin. To her clung,
In all the movements of her shape,
The childish graces of the ape.
IV THE PORTRAIT
Sickness and death will form the ash and dust
Of all the fire we blazed with in such splendour,
Of those great eyes so fervent and so tender,
The mouth wherein my heart would drown its lust,
The kisses strong as marum, the delightful,
Fierce transports livelier than the solar rays.
What can remain ? My soul, the truth is frightful !
A fading sketch, a faint three-coloured haze,
Which (like myself unfriended) wanes away,
While Time, insulting dotard, every day,
Brushes it fainter with his heedless wing...
Killer of life and art ! black, evil King !
You’ll never kill, within my soul, the story
Of that which was my rapture and my glory.
– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal