007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1857 |
SPLEEN ET IDÉAL |
XXX LE LÉTHÉ Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents ; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de mon amour défunt. Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre ! Dans un sommeil, douteux comme la mort, J’étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ; L’oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. À mon destin, désormais mon délice, J’obéirai comme un prédestiné ; Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice, Je sucerai, pour noyer ma rancœur, Le népenthès et la bonne cigüe Aux bouts charmants de cette gorge aigüe Qui n’a jamais emprisonné de cœur. |
Le Léthé Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents ; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de mon amour défunt. Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre ! Dans un sommeil aussi doux que la mort, J’étalerai mes baisers sans remords Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ; L’oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. À mon destin, désormais mon délice, J’obéirai comme un prédestiné ; Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice, Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n’a jamais emprisonné de coeur. Lethe Come, lie upon my breast, cruel, insensitive soul, Adored tigress, monster with the indolent air ; I want to plunge trembling fingers for a long time In the thickness of your heavy mane, To bury my head, full of pain In your skirts redolent of your perfume, To inhale, as from a withered flower, The moldy sweetness of my defunct love. I wish to sleep ! to sleep rather than live ! In a slumber doubtful as death, I shall remorselessly cover with my kisses Your lovely body polished like copper. To bury my subdued sobbing Nothing equals the abyss of your bed, Potent oblivion dwells upon your lips And Lethe flows in your kisses. My fate, hereafter my delight, I’ll obey like one predestined ; Docile martyr, innocent man condemned, Whose fervor aggravates the punishment. I shall suck, to drown my rancor, Nepenthe and the good hemlock From the charming tips of those pointed breasts That have never guarded a heart. – William Aggeler, 1954 Lethe Rest on my heart, deaf, cruel soul, adored Tigress, and monster with the lazy air. I long, in the black jungles of your hair, To force each finger thrilling like a sword : Within wide skirts, filled with your scent, to hide My bruised and battered forehead hour by hour, And breathe, like dampness from a withered flower, The pleasant mildew of a love that died. Rather than live, I wish to sleep, alas ! Lulled in a slumber soft and dark as death, In ruthless kisses lavishing my breath Upon your body smooth as burnished brass. To swallow up my sorrows in eclipse, Nothing can match your couch’s deep abysses ; The stream of Lethe issues from your kisses And powerful oblivion from your lips. Like a predestined victim I submit : My doom, to me, henceforth, is my delight, A willing martyr in my own despite Whose fervour fans the faggots it has lit. To drown my rancour and to heal its smart, Nepenthe and sweet hemlock, peace and rest, I’ll drink from the twin summits of a breast That never lodged the semblance of a heart. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |