007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
SPLEEN ET IDÉAL |
XXX UNE CHAROGNE Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rhythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché. — Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés ! |
Une Charogne Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un oeil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché. – Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés ! A Carcass My love, do you recall the object which we saw, That fair, sweet, summer morn ! At a turn in the path a foul carcass On a gravel strewn bed, Its legs raised in the air, like a lustful woman, Burning and dripping with poisons, Displayed in a shameless, nonchalant way Its belly, swollen with gases. The sun shone down upon that putrescence, As if to roast it to a turn, And to give back a hundredfold to great Nature The elements she had combined ; And the sky was watching that superb cadaver Blossom like a flower. So frightful was the stench that you believed You’d faint away upon the grass. The blow-flies were buzzing round that putrid belly, From which came forth black battalions Of maggots, which oozed out like a heavy liquid All along those living tatters. All this was descending and rising like a wave, Or poured out with a crackling sound ; One would have said the body, swollen with a vague breath, Lived by multiplication. And this world gave forth singular music, Like running water or the wind, Or the grain that winnowers with a rhythmic motion Shake in their winnowing baskets. The forms disappeared and were no more than a dream, A sketch that slowly falls Upon the forgotten canvas, that the artist Completes from memory alone. Crouched behind the boulders, an anxious dog Watched us with angry eye, Waiting for the moment to take back from the carcass The morsel he had left. – And yet you will be like this corruption, Like this horrible infection, Star of my eyes, sunlight of my being, You, my angel and my passion ! Yes ! thus will you be, queen of the Graces, After the last sacraments, When you go beneath grass and luxuriant flowers, To molder among the bones of the dead. Then, O my beauty ! say to the worms who will Devour you with kisses, That I have kept the form and the divine essence Of my decomposed love ! – William Aggeler, 1954 The Carcase The object that we saw, let us recall, This summer morn when warmth and beauty mingle – At the path’s turn, a carcase lay asprawl Upon a bed of shingle. Legs raised, like some old whore far-gone in passion, The burning, deadly, poison-sweating mass Opened its paunch in careless, cynic fashion, Ballooned with evil gas. On this putrescence the sun blazed in gold, Cooking it to a turn with eager care – So to repay to Nature, hundredfold, What she had mingled there. The sky, as on the opening of a flower, On this superb obscenity smiled bright. The stench drove at us, with such fearsome power You thought you’d swoon outright. Flies trumpeted upon the rotten belly Whence larvae poured in legions far and wide, And flowed, like molten and liquescent jelly, Down living rags of hide. The mass ran down, or, like a wave elated Rolled itself on, and crackled as if frying : You’d think that corpse, by vague breath animated, Drew life from multiplying. Through that strange world a rustling rumour ran Like rushing water or a gust of air, Or grain that winnowers, with rhythmic fan, Sweep simmering here and there. It seemed a dream after the forms grew fainter, Or like a sketch that slowly seems to dawn On a forgotten canvas, which the painter From memory has drawn. Behind the rocks a restless cur that slunk Eyed us with fretful greed to recommence His feast, amidst the bonework, on the chunk That he had torn from thence. Yet you’ll resemble this infection too One day, and stink and sprawl in such a fashion, Star of my eyes, sun of my nature, you, My angel and my passion ! Yes, you must come to this, O queen of graces, At length, when the last sacraments are over, And you go down to moulder in dark places Beneath the grass and clover. Then tell the vermin as it takes its pleasance And feasts with kisses on that face of yours, I’ve kept intact in form and godlike essence Our decomposed amours ! – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |