007 Livre Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal 1868 |
SPLEEN ET IDÉAL |
VI LES PHARES Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s’exhale des ordures, Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ; Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ; Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et léger éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! |
Les Phares Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s’exhale des ordures, Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ; Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ; Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C’est pour les coeurs mortels un divin opium ! C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! The Beacons Rubens, river of oblivion, garden of indolence, Pillow of cool flesh where one cannot love, But where life moves and whirls incessantly Like the air in the sky and the tide in the sea ; Leonardo, dark, unfathomable mirror, In which charming angels, with sweet smiles Full of mystery, appear in the shadow Of the glaciers and pines that enclose their country ; Rembrandt, gloomy hospital filled with murmuring, Ornamented only with a large crucifix, Lit for a moment by a wintry sun, Where from rot and ordure rise tearful prayers ; Angelo, shadowy place where Hercules’ are seen Mingling with Christs, and rising straight up, Powerful phantoms, which in the twilights Rend their winding-sheets with outstretched fingers ; Boxer’s wrath, shamelessness of Fauns, you whose genius Showed to us the beauty in a villain, Great heart filled with pride, sickly, yellow man, Puget, melancholy emperor of galley slaves ; Watteau, carnival where the loves of many famous hearts Flutter capriciously like butterflies with gaudy wings ; Cool, airy settings where the candelabras’ light Touches with madness the couples whirling in the dance Goya, nightmare full of unknown things, Of fetuses roasted in the midst of witches’ sabbaths, Of old women at the mirror and of nude children, Tightening their hose to tempt the demons ; Delacroix, lake of blood haunted by bad angels, Shaded by a wood of fir-trees, ever green, Where, under a gloomy sky, strange fanfares Pass, like a stifled sigh fromWeber ; These curses, these blasphemies, these lamentations, These Te Deums, these ecstasies, these cries, these tears, Are an echo repeated by a thousand labyrinths ; They are for mortal hearts a divine opium. They are a cry passed on by a thousand sentinels, An order re-echoed through a thousand megaphones ; They are a beacon lighted on a thousand citadels, A call from hunters lost deep in the woods ! For truly, Lord, the clearest proofs That we can give of our nobility, Are these impassioned sobs that through the ages roll, And die away upon the shore of your Eternity. – William Aggeler, 1954 The Beacons Rubens, the grove of case, Nepenthe’s river Couch of cool flesh, where Love may never be, But where life ever flows and seems to quiver As air in heaven, or, in the sea, the sea. Da Vinci, dusky mirror and profound, Where angels, smiling mystery, appear, Shaded by pines and glaciers, that surround And seem to shut their country in the rear. Rembrandt, sad hospital of murmurs, where Adorned alone by one great crucifix, From offal-heaps exhales the weeping prayer That winter shoots a sunbeam to transfix. Vague region, Michelangelo, where Titans Are mixed with Christs : and strong ghosts rise, in crowds To stand bolt upright in the gloom that lightens, With gristly talons tearing through their shrouds. Rage of the boxer, mischief of the faun, Extracting beauty out of blackguards’ looks – The heart how proud, the man how pinched and drawn – Puget the mournful emperor of crooks ! Watteau, the carnival, where famous hearts Go flitting by like butterflies that burn, While through gay scenes each chandelier imparts A madness to the dancers as they turn. Goya’s a nightmare full of things unguessed, Of foeti stewed on nights of witches’ revels. Crones ogle mirrors ; children scarcely dressed, Adjust their hose to tantalise the devils. A lake of gore where fallen angels dwell Is Delacroix, by firwoods ever fair, Where under fretful skies strange fanfares swell LikeWeber’s sighs and heartbeats in the air. These curses, blasphemies, and lamentations, These ecstasies, tears, cries and soaring psalms – Through endless mazes, their reverberations Bring, to our mortal hearts, divinest balms. A thousand sentinels repeat the cry. A thousand trumpets echo. Beacon-tossed A thousand summits flare it through the sky, A call of hunters in the jungle lost. And certainly this is the most sublime Proof of our worth and value, Oh Divinity, That this great sob rolls on through ageless time To die upon the shores of your infinity. – Roy Campbell, 1952 |
Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal |