007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
SPLEEN ET IDÉAL
II

L’ALBATROS

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
 
L’Albatros (1861)

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


The Albatross

Often, to amuse themselves, the men of a crew
Catch albatrosses, those vast sea birds
That indolently follow a ship
As it glides over the deep, briny sea.
Scarcely have they placed them on the deck
Than these kings of the sky, clumsy, ashamed,
Pathetically let their great white wings
Drag beside them like oars.
That winged voyager, how weak and gauche he is,
So beautiful before, now comic and ugly !
One man worries his beak with a stubby clay pipe ;
Another limps, mimics the cripple who once flew !
The poet resembles this prince of cloud and sky
Who frequents the tempest and laughs at the bowman ;
When exiled on the earth, the butt of hoots and jeers,
His giant wings prevent him from walking.

– William Aggeler, 1954


The Albatross

Sometimes for sport the men of loafing crews
Snare the great albatrosses of the deep,
The indolent companions of their cruise
As through the bitter vastitudes they sweep.
Scarce have they fished aboard these airy kings
When helpless on such unaccustomed floors,
They piteously droop their huge white wings
And trail them at their sides like drifting oars.
How comical, how ugly, and how meek
Appears this soarer of celestial snows !
One, with his pipe, teases the golden beak,
One, limping, mocks the cripple as he goes.
The Poet, like this monarch of the clouds,
Despising archers, rides the storm elate.
But, stranded on the earth to jeering crowds,
The great wings of the giant baulk his gait.

– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal