007 Livre
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1868
SPLEEN ET IDÉAL
I

BÉNÉDICTION

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« — Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »


Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
« — Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;


Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et, quand je m’ennuîrai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poëte serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

« — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.


Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !
 
Bénédiction

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« Ah ! que n'ai je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

II joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »
 
Benediction

When, after a decree of the supreme powers,
The Poet is brought forth in this wearisome world,
His mother terrified and full of blasphemies
Raises her clenched fist to God, who pities her :
– “Ah ! would that I had spawned a whole knot of vipers
Rather than to have fed this derisive object !
Accursed be the night of ephemeral joy
When my belly conceived this, my expiation !
Since of all women You have chosen me
To be repugnant to my sorry spouse,
And since I cannot cast this misshapen monster
Into the flames, like an old love letter,
I shall spew the hatred with which you crush me down
On the cursed instrument of your malevolence,
And twist so hard this wretched tree
That it cannot put forth its pestilential buds !”
Thus she gulps down the froth of her hatred,
And not understanding the eternal designs,
Herself prepares deep down in Gehenna
The pyre reserved for a mother’s crimes.
However, protected by an unseen Angel,
The outcast child is enrapt by the sun,
And in all that he eats, in everything he drinks,
He finds sweet ambrosia and rubiate nectar.
He cavorts with the wind, converses with the clouds,
And singing, transported, goes the way of the cross ;
And the Angel who follows him on pilgrimage
Weeps to see him as carefree as a bird.
All those whom he would love watch him with fear,
Or, emboldened by his tranquility,
Emulously attempt to wring a groan from him
And test on him their inhumanity.
With the bread and the wine intended for his mouth
They mix ashes and foul spittle,
And, hypocrites, cast away what he touches
And feel guilty if they have trod in his footprints.
His wife goes about the market-places
Crying : “Since he finds me fair enough to adore,
I shall imitate the idols of old,
And like them I want to be regilded ;
I shall get drunk with spikenard, incense, myrrh,
And with genuflections, viands and wine,
To see if laughingly I can usurp
In an admiring heart the homage due to God !
And when I tire of these impious jokes,
I shall lay upon him my strong, my dainty hand ;
And my nails, like harpies’ talons,
Will cut a path straight to his heart.
That heart which flutters like a fledgling bird
I’ll tear, all bloody, from his breast,
And scornfully I’ll throw it in the dust
To sate the hunger of my favorite hound !”
To Heav’n, where his eye sees a radiant throne,
Piously, the Poet, serene, raises his arms,
And the dazzling brightness of his illumined mind
Hides from his sight the raging mob :
– “Praise be to You, O God, who send us suffering
As a divine remedy for our impurities
And as the best and the purest essence
To prepare the strong for holy ecstasies !
I know that you reserve a place for the Poet
Within the blessed ranks of the holy Legions,
And that you invite him to the eternal feast
Of the Thrones, the Virtues, and the Dominations.
I know that suffering is the sole nobility
Which earth and hell shall never mar,
And that to weave my mystic crown,
You must tax every age and every universe.
But the lost jewels of ancient Palmyra,
The unfound metals, the pearls of the sea,
Set by Your own hand, would not be adequate
For that diadem of dazzling splendor,
For that crown will be made of nothing but pure light
Drawn from the holy source of primal rays,
Whereof our mortal eyes, in their fullest brightness,
Are no more than tarnished, mournful mirrors !”

– William Aggeler, 1954


Benediction

When by an edict of the powers supreme
A poet’s born into this world’s drab space,
His mother starts, in horror, to blaspheme
Clenching her fists at God, who grants her grace.
“Would that a nest of vipers I’d aborted
Rather than this absurd abomination.
Cursed be the night of pleasures vainly sported
On which my womb conceived my expiation.
Since of all women I am picked by You
To be my Mate’s aversion and his shame :
And since I cannot, like a billet-doux,
Consign this stunted monster to the flame,
I’ll turn the hatred, which You load on me,
On the curst tool through which You work your spite,
And twist and stunt this miserable tree
Until it cannot burgeon for the blight.”
She swallows down the white froth of her ire
And, knowing naught of schemes that are sublime,
Deep in Gehenna, starts to lay the pyre
That’s consecrated to maternal crime.
Yet with an unseen Angel for protector
The outcast waif grows drunken with the sun,
And finds ambrosia, too, and rosy nectar
In all he eats or drinks, suspecting none.
He sings upon his Via Crucis, plays
With winds, and with the clouds exchanges words :
The Spirit following his pilgrim-ways
Weeps to behold him gayer than the birds.
Those he would love avoid him as in fear,
Or, growing bold to see one so resigned,
Compete to draw from him a cry or tear,
And test on him the fierceness of their kind.
In food or drink that’s destined for his taste
They mix saliva foul with cinders black,
Drop what he’s touched with hypocrite distaste,
And blame themselves for walking in his track.
His wife goes crying in the public way
– “Since fair enough he finds me to adore,
The part of ancient idols I will play
And gild myself with coats of molten ore.
I will get drunk on incense, myrrh, and nard,
On genuflexions, meat, and beady wine,
Out of his crazed and wondering regard,
I’ll laugh to steal prerogatives divine.
When by such impious farces bored at length,
I’ll place my frail strong hand on him, and start,
With nails like those of harpies in their strength,
To plough myself a pathway to his heart.
Like a young bird that trembles palpitating,
I’ll wrench his heart, all crimson, from his chest,
And to my favourite beast, his hunger sating,
Will fling it in the gutter with a jest.”
Skyward, to where he sees a Throne blaze splendid,
The pious Poet lifts his arms on high,
And the vast lightnings of his soul extended
Blot out the crowds and tumults from his eye.
“Blessed be You, O God, who give us pain,
As cure for our impurity and wrong –
Essence that primes the stalwart to sustain
Seraphic raptures that were else too strong.
I know that for the Poet You’ve a post,
Where the blest Legions take their ranks and stations,
Invited to the revels with the host
Of Virtues, Powers, and Thrones, and Dominations
That grief’s the sole nobility, I know it,
Where neither Earth nor Hell can make attacks,
And that, to deck my mystic crown of poet,
All times and universes paid their tax.
But all the gems from old Palmyra lost,
The ores unmixed, the pearls of the abyss,
Set by Your hand, could not suffice the cost
Of such a blazing diadem as this.
Because it will be only made of light,
Drawn from the hearth of the essential rays,
To which our mortal eyes, when burning bright,
Are but the tarnished mirrors that they glaze.”

– Roy Campbell, 1952
 
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal