Une génération inoxydable
C'est un phénomène unique dans l'histoire française,
né d'une conjonction particulièrement favorable de
la démographie et de l'économie plus rare que l'on
sait déjà qu'il ne pourra pas durer. Ce phénomène,
c'est l'apparition d'une génération inédite. Née
entre 1936 et 1950, elle fête aujourd'hui ses 50-55
ou 65 ans et paraît en tout point hors norme.
D'abord, parce qu'elle est fort nombreuse. Ces plus
de 55 ans, qui furent les petits Français babillants
du baby-boom de l'après-guerre, représentent
aujourd'hui 16 millions de nos compatriotes, soit 20
% de la population ! (...)
Mais ces nouveaux seniors ne sont pas vieux, ou tout
au moins ne se sentent pas âgés. Contrairement à
leurs aînés, partis à la retraite souvent usés par
le travail et les problèmes de santé, les
sexagénaires d'aujourd'hui ont à peine quelques
mèches grises. Ils sont en général bien portants,
soucieux de leur apparence, avides de loisirs, de
voyages et de sport... (...)
Il est donc de plus en plus anachronique de ne voir
en la vieillesse qu'une image morbide de rigidité,
de conservatisme et de décrépitude. Les sexagénaires
sont jeunes. Et fringants. Que vont-ils donc faire ?
Prendre leur retraite, comme la loi le leur permet ?
Ou s'obstiner à garder les rênes de leurs
entreprises, à occuper les postes d'administrateurs
et les sièges électifs ? (...)
Et, en France, la classe politique pourrait bien
ressembler, tout du moins en nombre d'années, à un «
pouvoir gris ». Plus de la moitié des sénateurs ont
plus de 60 ans, l'âge moyen des maires de communes
de plus de 3 500 habitants est de 54 ans. Idem pour
ceux qui les élisent. Alors qu'ils représentent 20 %
de la population, les retraités forment déjà 30 %
des électeurs. Bref, la démocratie a les tempes
blanchies. Or, quand les papy-boomers seront à la
retraite, ils auront encore plus de temps. Ne
vont-ils pas accaparer les affaires publiques à leur
avantage ? Faut-il redouter une gérontocratie à la
française ? « Fantasme ! » Jean-Philippe Viriot-Durandal,
maître de conférences en sociologie à l'université
de Franche-Comté, en est convaincu. Vieux ne veut
pas forcément dire réac. Il en veut pour preuve deux
exemples, décortiqués dans son livre. D'abord, la
dernière élection présidentielle, où le vote pour le
Front national fut autant le fait des jeunes
électeurs que de leurs aînés. La preuve aussi avec
l'adoption de l'euro. « Six mois après
l'introduction définitive de la monnaie unique
européenne, les nostalgiques du franc étaient à
peine plus nombreux chez les plus de 65 ans que dans
l'ensemble de la population – 53 %, contre 48 % »,
écrit le sociologue. Qui ajoute que « l'opposition
entre les jeunes générations, ouvertes sur le monde
et sur l'avenir, et les anciennes, rétives au
changement et réfractaires à la nouveauté », ne
serait que caricature.
(...) Ajoutons, pour parfaire ce tableau, que ces
seniors ont reçu de la science la perspective d'un
quart de siècle de longévité supplémentaire traversé
en relative bonne santé. « À 60 ans aujourd'hui, on
a encore devant soi vingt-cinq, voire trente années
», explique Patrice Leclerc, responsable du
programme personnes âgées à la Fondation de France.
Tous se disent actifs, se sentent jeunes et le sont.
» Toniques, les papy-boomers sont formatés pour le
changement. Leur histoire est en effet aussi celle
de la fin des certitudes. (...) Une génération
décrispée pour laquelle il est devenu presque banal
de refaire sa vie largement passé l'âge de la
retraite et tout aussi courant que ces nouveaux
amoureux conservent chacun son logement. Les
papy-boomers sont individualistes, ce sont
d'ailleurs eux qui ont mis en vogue le concept.
(...)
Alors, que faut-il attendre de cette génération si
nombreuse et si peu connue ? « La société française
ne s'est jamais demandé comment accompagner le
vieillissement inexorable de sa population, analyse
Patrice Leclerc, de la Fondation de France. Le
vieillissement était jusqu'il y a peu une stricte
affaire de famille. » Or, aujourd'hui, c'est un défi
massif lancé à notre pays. Déjà, les problèmes
s'accumulent. De la prise en charge des personnes
âgées dépendantes - « dans vingt ans, il y aura 2
400 000 personnes âgées de plus de 85 ans »,
rappelle volontiers Hubert Falco, secrétaire d'État
aux Personnes âgées - au financement des retraites,
les solutions manquent. Faute d'y avoir réfléchi,
car la recherche sur
les conséquences sociales du vieillissement reste
limitée. Surtout éviter d'y penser...
Pourtant, en 2006, le choc démographique sera rude.
C'est l'année où les centaines de milliers de
baby-boomers, nés lors du pic des naissances de
1946, arriveront à la retraite. C'est bientôt.
Catherine Golliau et Émilie Lanez - © Le Point
03/10/03 |