018 Livre Peter Randa Les Aventuriers de l'espace |
PROLOGUE Je m’empâte. Fatalement avec la vie que je mène désormais. Ça fait deux ans que je me suis retiré et naturellement l’espace me manque… L’espace et tout ce qui va avec… La liberté totale dans des mondes encore vierges…, l’infini des étoiles, le danger quotidien… Tout en somme. Évidemment, j’ai des compensations. Une, en tout cas. Norella ! C’est pour elle que j’ai tout abandonné et, depuis, je me suis laissé envahir par le bonheur. Ouais !… Le bonheur, malheureusement, c’est toujours renoncer à quelque chose et je ne le savais pas. Est-ce que je regrette ? Pas vraiment. Et, de toute façon, l’âge venant, la vie que je menais allait devenir de plus en plus dangereuse. A quarante ans, les réflexes commencent à s’émousser. Du moins, c’est ce que tout le monde raconte, mais personnellement je ne m’en étais pas encore rendu compte… Un sourire joue sur mes lèvres… Quarante ans, pour un aventurier de l’espace, c’est déjà un bel exemple de longévité. Quarante ans ! Je ne parais pas mon âge. On me donnerait facilement dix ans de moins, mais plus pour longtemps, puisque je commence à prendre du ventre… Ce n’est pas encore grave, mais il faut que je fasse attention. A part cela, j’ai toujours mon visage un peu brutal de coureur du ciel. Ma stature, mes épaules… Voilà pour le côté physique… Je possède aussi un impressionnant compte en banque qui m’enlève toute excuse vis-à-vis de Norella. Si je repartais, elle ne comprendrait pas et m’accuserait de ne plus l’aimer car elle ne peut pas imaginer qu’on puisse aimer l’aventure pour elle-même. Après un nouveau soupir, je continue à m’habiller. C’est très long depuis que je ne me contente plus d’enfiler une combinaison spatiale, mais un costume trois-pièces : veston, gilet, pantalon, sans parler de la chemise, d’une cravate, de souliers et de tout le toutim… Un vrai dandy. Me voilà prêt. Pour un véritable carnaval. En me regardant, je me mets doucement à rigoler. Enfin… Je passe sur la terrasse. Norella m’a fait acheter un véritable palais, enfoui au milieu de la forêt pyrénéenne. La région dont je suis originaire et où je n’avais jamais vécu, sauf durant les premiers mois de mon existence… Tous ces bois m’appartiennent. Ils m’ont coûté une somme équivalente aux plus grosses fortunes de la planète. Aux fortunes normalement acquises, disons. La mienne a des sources mystérieuses. Je l’ai bâtie dans des mondes où les humains n’avaient jamais osé se rendre avant moi… Bâtie au fulgurant et au fusil thermique. Fini tout cela. Maintenant, j’ai cinquante robots pour me servir et je me plais bien dans mon palais… Je me plais bien avec Norella, nuance. Le Palais, je m’en fiche. Terrible l’amour ! Il vous lessive un homme en moins de deux. Je descends vers le parc lorsque j’entends courir dans l’escalier derrière moi. Je me retourne. C’est Taura, mon serviteur martien. — Un appel de l’espace, Maître. — Pourquoi n’as-tu pas laissé le robot m’avertir ? — Il s’agit d’un appel de Ron Scalder, Maître. — Ron ? — Il a placé le Fram en orbite et il désire vous parler. Ron Scalder ! Tout mon passé me revient d’un seul coup et mon cœur se met à battre pendant que je rentre vivement dans le palais pour gagner mon bureau. Taura sur mes talons car il est aussi excité que moi. Il a couru l’espace assez longtemps avec nous. Il y a vingt-cinq ans, Scalder et moi, nous avons frété le premier Fram ensemble. J’avais juste seize ans et nous partions pour une expédition qui nous a conduits dans les astéroïdes d’Arcturus. Je pousse la porte du bureau. Norella s’y trouve déjà. Une fille splendide. Vingt-trois ans. Grande, blonde, élancée. Des rondeurs. Lorsque je l’ai connue, elle venait de terminer ses études à l’Université et de remporter un prix de beauté. Ça a été le coup de foudre immédiat De son côté, comme du mien. Elle bavarde gaiement avec Ron dont j’aperçois le visage barbu sur l’écran du visiophone. — Ron nous invite sur le Fram, dit Norella et j’essaye de le persuader de descendre à terre. — Nous pourrions aller dîner sur le Fram à condition qu’il accepte de venir passer quelques jours à terre avec nous. — Impossible, répond Ron… Je ne peux m’arrêter que quelques heures. Où vas-tu ? — Dans les planètes obscures… Je voulais t’en parler car tu les connais beaucoup mieux que moi. — Vous n’y avez pas été ensemble ? s’étonne Norella. — Une fois… Mais j’y suis retourné une seconde fois… Avec Marvel qui y est mort. — Et, cette fois-là, tu as poussé jusqu’en Arcagne. — Exact. Le souvenir que j’en garde m’arrache un brusque frisson : — C’est là que tu veux aller ? — Oui. — Bon… Envoie une chaloupe pour nous prendre. Un géant, Ron. Il porte une combinaison spatiale bleue, serrée à la taille par un ceinturon auquel pend l’étui de son long poignard vénusien à lame courbe et effilée comme celle d’un rasoir. Un poignard que je lui ai offert. Mon aîné. Lui, il atteint la cinquantaine. L’amour n’a eu aucune prise sur lui. Peut-être pas de sa faute. La fille d’Ardin, qui lui a donné un fils, est morte en le mettant au monde et il ne s’en est jamais remis. Nous avons élevé ce fils dans l’espace, à la va-comme-je-te-pousse et c’est devenu un garçon magnifique qui bourlingue pour son propre compte désormais. Après avoir salué Norella, Ron me serre dans ses bras. L’odeur du Fram est en train de me griser. Ce qu’on respire à l’intérieur d’un spationef ne ressemble à rien d’autre. L’air y est parfaitement pur, conditionné, mais ce n’est ni l’air du dehors, ni celui qui conditionne nos demeures. C’est de l’air qui revient du bout des mondes et qui en ramène un peu de féerie. En dehors de Ron, je retrouve Arta-le-Vénusien et Stork, un Morlot d’origine terrienne. Arta est un vieux compagnon lui aussi bien que je ne l’aime guère à cause de sa cruauté implacable. Stork est plus près de moi, caractérisé surtout par un courage insensé. Il en faut pour se rendre en Arcagne… Ron fait entrer Norella dans la grande cabine où rien n’a changé et je me retrouve tellement dans l’ambiance d’autrefois que je me rassieds machinalement à mon ancienne place, celle du Commandant, en bout de table ; Lorsque je le réalise, je me lève vivement en m’excusant : — Pardonne-moi, Ron. — Reste là… Du moment que tu remets les pieds sur le Fram, tu en redeviens automatiquement le capitaine. — N’exagérons rien. Tout de même ce qu’il a dit me fait plaisir et je le montre peut-être un peu trop car Norella me lance un regard dans lequel je lis une soudaine inquiétude. Je lui adresse un sourire rassurant pendant qu’un robot emplit nos verres de gral, une liqueur capiteuse de Molba, ayant un goût de Cinzano. Nous prenons tous place. Ron est mal à l’aise ; à plusieurs reprises, il louche du côté de Norella comme si sa présence le gênait, mais je fais semblant de ne pas le remarquer. Je sais très bien qu’il va me proposer de repartir, mais il n’a pas la moindre chance…, même si j’étais tenté, un seul regard de Norella remettrait tout en question. De toute façon, il n’est pas question de parler maintenant, car on nous sert. Des mets que je n’ai plus dégustés depuis une éternité. Des Tatavans congelés, une sorte de hors-d’œuvre qui vient de Cybor, puis un toucal de Morx 8 qui est une grosse outarde à la chair savoureuse et enfin un kolb de Paran. Un porcelet à corne aussi dangereux dans sa savane natale qu’un sanglier dans nos forêts. Durant tout le repas, nous évoquons des souvenirs sans aborder l’essentiel et ce n’est qu’au moment où le robot de service nous apporte le café que Ron me jette brusquement : — Cette expédition vers les planètes obscures, je voudrais que tu en prennes le commandement, Auburin. — Comment ? — C’est pour te le proposer que j’ai fait un crochet jusqu’ici… Pour te le proposer et pour te convaincre d’accepter. — Tu perds ton temps. — Écoute, tu connais Arcagne mieux que personne… On y trouve de l’or et des diamants à fleur de terre… En quelques heures, nous pourrons en remplir les soutes du Fram et tu sais que, depuis l’expansion vers les étoiles, l’or est devenu de plus en plus rare… Une expédition de quelques mois peut nous rapporter une fortune fabuleuse. Je secoue la tête : — L’argent ne m’intéresse plus… J’en ai à ne savoir qu’en faire… Il faut être pauvre et affamé pour se rendre sur Arcagne… Tu es ruiné ? — Ce n’est pas ça. — Quoi alors ? — Je n’ai jamais été sur Arcagne… C’est une lacune à mon palmarès que je voudrais combler. — Tu as pensé aux Arcas ? Avec un haussement d’épaules, il me lance : — Ils sont lents… Beaucoup trop lents pour nous. — Lents, mais obstinés. — Tu les connais bien et, déjà une fois, tu as déjoué toutes leurs ruses. — Justement. Ils me font peur… Ou plutôt non. Disons qu’ils m’inspirent une insupportable répulsion. — Et c’est ce qui te fait reculer ? — Pas exactement… J’y retournerais probablement s’il n’y avait pas Norella, mais je lui ai juré de ne plus jamais repartir en expédition. Le visage de Ron se fige : — Si tu ne viens pas, Arta et Stork ne voudront pas me suivre. Je me retourne vers eux et ils hochent la tête. — Pourquoi ?… Ron est aussi bon capitaine que moi…, peut-être même meilleur. — Ce n’est pas ça, murmure Arta… Scalder est tout ce qu’on veut… Il a accompli des prouesses extraordinaires, mais toujours sous tes ordres… Depuis que tu t’es retiré, il n’a fait que du cabotage… Seul, il n’est pas capable d’autre chose. Stork approuve — Arta a raison et ce que nous disons là, n’est pas désobligeant pour Ron… Il connaît ses limites… Seulement lui, il doit y aller sur Arcagne. — Tais-toi, Stork. Le Morlot hausse les épaules : — Il va y aller avec un équipage de fortune… Avec n’importe quels déchets de l’aventure. Ron se lève, furieux : — Ça suffit, Stork. Il est livide et je sens le moment où il va frapper. Norella aussi a vu et elle pâlit — Qu’est-ce qui ne va pas, Ron ? — Rien… Je t’ai fait une proposition… Tu l’as refusée… C’est tout. Ça s’arrête là. — Nils est prisonnier sur Arcagne, lance Arta. — Quoi ? Ron s’est retourné sur le Vénusien en saisissant son poignard, mais je retrouve brusquement toute mon ancienne autorité. — Suffit, Ron… Assieds-toi. — Auburin… — Tais-toi… Arta… Qu’est-ce que tu veux dire à propos de Nils ? — Il est parti pour Arcagne…, à cause de l’or et des diamants, mais son vaisseau a été pris dans un remous et il s’est écrasé… Heureusement, dans la montagne où il a pu se retrancher… Pour le moment ça va, mais il ne pourra pas tenir éternellement… Je regarde Ron : — Tu t’es adressé aux autorités ? — Elles refusent d’envoyer une expédition dans les planètes obscures pour sauver des aventuriers de l’espace. Nils, c’est le fils de Ron, l’enfant que nous avons élevé ensemble dans les pires conditions. Je suis son parrain en plus. Norella le sait et sa main prend la mienne. — Je te l’aurais dit si tu avais accepté de nous suivre, grogne Ron… Mais je ne voulais pas avoir l’air de te forcer la main…, parce qu’il s’agit d’Arcagne…, qui porte malheur. Il a toujours été superstitieux. Moi, pas. — Tu aurais dû me le dire tout de suite. — Nils s’est conduit comme un imbécile. — Et alors… Je ne te l’aurais jamais pardonné s’il lui était arrivé quelque chose. — Je pensais surtout à Norella. Elle a un sourire courageux et dit d’une voix sourde : — Pour Nils, il doit y aller… Si j’essayais de le retenir, il ne me le pardonnerait pas non plus… Mais je voudrais partir aussi. — Impossible… Sur Arcagne, je devrai compter sur tous ceux qui participeront à l’expédition comme sur moi-même… Tu serais un poids mort et nous risquerions de perdre notre chance en assurant ta sécurité… — Je comprends. Déjà, je suis entièrement pris par mon nouvel objectif : — Depuis combien de temps Nils est-il sur Arcagne ? — Quinze jours. — Il donne de ses nouvelles ? — Régulièrement et il pense pouvoir tenir encore un mois. — Il possède des armes ? — Oui… En grande quantité et surtout il a pu équiper des lance- flammes. — Avec le carburant de son vaisseau ? — Oui. — Nous avons donc une chance sérieuse…, à condition de partir tout de suite. — Le Fram est prêt… Bourré d’armes thermiques. — Les Arcas craignent également les paralysateurs. — Nous avons des fulgurants. — Parfait… Et l’équipage ? — Arta et Stork, répond Ron, et Velléa que nous prendrons à l’escale d’Assignan. Velléa ! Très bien. Encore un de mes anciens compagnons. Natif d’Assignan avec une très vague et très lointaine origine terrienne, à laquelle il doit son intelligence et son imagination. Pour tout le reste, c’est un trapu d’Assignan. Avec un corps presque carré, pratiquement pas de cou. Des jambes courtes et musclées et de longs bras d’une force extraordinaire. — J’ai pensé que ce serait suffisant, ajoute Ron… En aucune façon, nous ne pouvons envisager de livrer des batailles rangées aux Arcas. — Cinq, oui, ça doit suffire… Puisque tout est prêt, nous partirons dans deux heures… Dès que j’aurai reconduit Norella avec la chaloupe. Une façon de pouvoir lui faire mes adieux. Je l’entraîne le long de la grande coursive qui conduit jusqu’au poste d’éjection. — Merci, Norella. — Tu n’as pas à me remercier. — S’il ne s’était pas agi de Nils, je ne serais pas parti. — Je le sais… Ces Arcas, qu’est-ce que c’est ? — Des bêtes difficiles à définir… Disons des serpents qui seraient doués d’une intelligence comparable à la nôtre… Des serpents pourvus de deux pattes qui ne leur servent pas à marcher et qui sont terminées par de véritables mains. En plus, ils sont en perpétuelle mutation. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Dès qu’un Arca fait prisonnier un être vivant, quel qu’il soit, il l’entraîne dans son nid et, sans le tuer, il entreprend de l’absorber. De s’en imprégner par symbiose… Chacune apportant une modification à son état primitif. — C’est horrible. — J’en ai vus avec des têtes d’hommes, de chiens, de tigres… Certains parlent, certains grognent et, entre eux, ils sont télépathes. — Il y en a beaucoup ? — Des millions sur Arcagne, mais il y a peu de chance pour qu’ils puissent un jour se répandre dans l’univers et c’est pour cela que nos autorités n’ont pas cherché à les exterminer… Ils sont d’une lenteur désespérante… Par exemple, il me faut une fraction de seconde pour saisir une arme à ma ceinture et le même geste prendrait près d’une minute à un Arca. — Ils vivent dans les planètes obscures… Où il n’y a pas de soleil ? — Si, seulement la nuit y est toujours trois fois plus longue que le jour parce que la première planète du système, éclipse son soleil d’une façon à peu près permanente. Je l’aide à monter dans la chaloupe, puis je me glisse derrière le volant de direction et j’alerte le poste de commandement du Fram. C’est Stork qui me répond. — Paré pour l’évacuation, je dis. Un déclic sourd et la chaloupe est précipitée dans le vide… Immédiatement, je pique vers l’atmosphère où je fais agir le compensateur de gravité pour freiner sa vitesse. |