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009 Livre Audiothur Rimbaud
Une saison en enfer

Recueil de poèmes en prose d’Arthur Rimbaud (1854-1891), publié à compte d’auteur à Bruxelles par l’Alliance typographique en 1873 ; réédition avec les Illuminations, précédées d’une notice de Paul Verlaine, à Paris chez Vanier en 1892.

Cet ouvrage, pour lequel Rimbaud avait initialement songé à d’autres titres, est un recueil de « petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre » (lettre à Ernest Delahaye, mai 1873). Il apparaît, à bien des égards, comme un testament poétique et c’est d’ailleurs le seul de ses textes que l’auteur ait tenu à publier de son vivant. Rédigé entre avril et août 1873, il s’inscrit dans la période tourmentée qui, après les coups de revolver de Verlaine dirigés contre Rimbaud, se termina par la rupture définitive des deux amis. Le poète ayant omis d’acquitter la totalité des frais auprès de l’imprimeur, un grand nombre d’exemplaires, sur les cinq cents qui furent tirés, demeurèrent chez ce dernier. Contrairement à une légende tenace, Rimbaud ne détruisit donc pas totalement Une saison en enfer; en brûlant les quelques exemplaires qu’il possédait, c’est bien toutefois l’ensemble de son œuvre qu’il vouait symboliquement à l’autodafé.

A
Jadis, si je me souvien
Mauvais sang
Nuit de l'enfer
Délire I

B
Délire I (suite)
Délire II
L'impossible
L'éclair
Matin
Adieu
   

JADIS, SI JE ME SOUVIENS BIEN...

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue.
Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc..., » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
 
MAUVAIS SANG
J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite,
et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi
barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes
les plus ineptes de leur temps.
D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - Oh ! tous les vices,
colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et
paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous
paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel
siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité
mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels
dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est
égal.
Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et
sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre
même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout.
Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. - J'entends des familles
comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des
Droits de l'Homme. - J'ai connu chaque fils de famille !
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Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de
France !
Mais non, rien.
Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je
ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que
pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurai
fait, manant, le voyage de terre sainte, j'ai dans la tête des
routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts
de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié
s'éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. - Je suis assis,
lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur
rongé par le soleil. - Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les
nuits d'Allemagne.
Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec
des vieilles et des enfants.
Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme.
Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours
seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me
vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des
Seigneurs, - représentants du Christ.
Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui.
Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a
tout couvert - le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la
science.
Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, -
le viatique, - on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de
bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements
des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie,
cosmographie, mécanique, chimie !...
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche
! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très
certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant
m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
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Le sang païen revient ! L'esprit est proche, pourquoi Christ ne
m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas !
l'Évangile a passé ! l'Évangile ! l'Évangile.
J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de
toute éternité.
Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument
dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin
brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager,
broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes
comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres
autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux
: sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de
l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes
retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques.
Sauvé.
Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur,
c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.
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On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon
vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès
l'âge de raison - qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne.
La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas
porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.
Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
A qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte
image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge
dois-je tenir ? - Dans quel sans marcher ?
Plutôt, se garder de la justice. - La vie dure, l'abrutissement
simple, - soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil,
s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur
n'est pas française.
- Ah ! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine
image des élans vers la perfection.
O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant
!
De profundis Domine, suis-je bête !
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Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme
toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il
aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le
travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes.
Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur
- et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans
pain, une voix étreignait mon cœur gelé :
« Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu
vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te
tuera pas plus que si tu étais cadavre. »
Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte,
que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et
noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre
voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et
je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à
droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites.
Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée,
en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils
n'aient pu comprendre, et pardonnant ! - Comme Jeanne d'Arc ! –
« Prêtres, professeurs, maîtres, vous trompez en me livrant à la
justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été
chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne
comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute :
vous trompez... »
Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un
nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques,
féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es
nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu
es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan.
- Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et
vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être
bouillis. - Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde
pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume
des enfants de Cham.
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? - Plus de mots. J'ensevelis
les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse,
danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant,
je tomberai au néant.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !
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Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême,
s'habiller, travailler.
J'ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah ! je ne l'avais pas
prévu !
Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir
me sera épargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque
morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges
funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert
de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est
bête ; il faut jeter la pourriture à l'écart. Mais l'horloge ne sera pas
arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur ! Vais-je
être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli
de tout le malheur !
Vite ! est-il d'autres vies ? - Le sommeil dans la richesse est impossible.
La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul
octroie les clefs de la science. Je vois que la nature n'est qu'un
spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est
l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre,
mourir de dévouement.
J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ !
Vous me choisissez parmi les naufragés, ceux qui restent sont-ils
pas mes amis ?
Sauvez-les !
La raison est née. Le monde est bon. je bénirai la vie. J'aimerai
mes frères. Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir
d'échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue
Dieu.
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L'ennui n'est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie,
dont je sais tous les élans et les désastres, - tout mon fardeau est
déposé. Apprécions sans vertige l'étendu de mon innocence.
Je ne serais plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade.
Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-
Christ pour beau-père.
Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la
liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles
m'ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne
regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison,
mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique
échelle de bon sens.
Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux
pas. Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail,
vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et
flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde.
Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la
mort !
Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme
les anciens saints. - Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes
comme il n'en faut plus !
Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est
la farce à mener par tous.
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Assez ! voici la punition. - En marche !
Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule
dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur... les membres...
Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les
outils, les armes... le temps !...
Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. – Lâches ! - Je me tue ! Je
me jette aux pieds des chevaux !
Ah !...
- Je m'y habituerai.
Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !