020 Livre Louis Bertrand Gaspard de la nuit |
GASPARD DE LA NUIT
Ami, te souviens-tu qu’en route
pour Cologne,
J’aime Dijon comme l’enfant sa nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète la jouvencelle qui a initié son cœur. — Enfance et poésie ! Que l’une est éphémère, et que l’autre est trompeuse ! L’enfance est un papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes aux flammes de la jeunesse, et la poésie est semblable à l’amandier : ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers. J’étais un jour assis à l’écart dans le jardin de l’Arquebuse, — ainsi nommé de l’arme qui autrefois y signala si souvent l’adresse des chevaliers du Papeguay. Immobile sur un banc, on eût pu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d’œuvre du figuriste Sévallée et du peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage ; de près, on voyait que c’était un plâtre. La toux d’un promeneur dissipa l’essaim de mes rêves. C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une barbe nazaréenne ; et mes conjectures l’avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu’une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant. Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre, des pages duquel s’échappa à son insu une fleur desséchée. Je la recueillis pour la lui rendre. L’inconnu me saluant la porta à ses lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux. — « Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est sans doute le symbole de quelque doux amour enseveli ? Hélas ! nous avons tous dans le passé un jour de bonheur qui nous désenchante l’avenir. — Vous êtes poète ? me répondit-il en souriant. » Le fil de la conversation s’était noué : maintenant, sur quelle bobine allait-il s’envider ? — « Poète, si c’est poète que d’avoir cherché l’art !
— Vous avez cherché l’art ! Et
l’avez-vous trouvé ? — Plût au ciel que l’art ne fût pas une chimère ! — Une chimère !… et moi aussi je l’ai cherché ! » s’écria-t-il avec l’enthousiasme du génie et l’emphase du triomphe. Je le priai de m’apprendre à quel lunetier il devait sa découverte, l’art ayant été pour moi ce qu’est une aiguille dans une meule de foin… — « J’avais résolu, dit-il, de chercher l’art comme au moyen-âge les roses-croix cherchèrent la pierre philosophale ; l’art, cette pierre philosophale du XIXe siècle ! » Une question exerça d’abord ma scolastique. Je me demandai : Qu’est-ce que l’art ? — L’art est la science du poète. — Définition aussi limpide qu’un diamant de la plus belle eau.
» Mais quels sont les éléments de
l’art ? Seconde question à laquelle
j’hésitai pendant plusieurs
mois de répondre. — Un soir qu’à la
fumée d’une lampe je fossoyais le
poudreux charnier d’un bouquiniste,
j’y déterrai un petit livre en
langue baroque et inintelligible,
dont le titre s’armoriait d’un
amphistère déroulant sur une
banderole ces deux mots : Gott — Liebe.
Quelques sous payèrent ce trésor.
J’escaladai ma mansarde, et là,
comme j’épelais curieusement le
livre énigmatique, devant la fenêtre
baignée d’un clair de lune, soudain
il me sembla que le doigt de Dieu
effleurait le clavier de l’orgue
universel. Ainsi les phalènes
bourdonnantes se dégagent du sein
des fleurs qui pâment leurs lèvres
aux baisers de la nuit. J’enjambai
la fenêtre, et je regardai en bas. O
surprise ! rêvais-je ? Une terrasse
que je n’avais pas soupçonnée aux
suaves émanations de ses orangers,
une jeune fille vêtue de blanc qui
jouait de la harpe, un vieillard
vêtu de noir qui priait à genoux ! —
Le livre me tomba de la main. » Je descendis chez les locataires de la terrasse. Le vieillard était un ministre de la religion réformée qui avait échangé la froide patrie de sa Thuringe contre le tiède exil de notre Bourgogne. La musicienne était son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept ans qu’effeuillait un mal de langueur ; et le livre par moi réclamé était un eucologe allemand à l’usage des églises du rite luthérien et aux armes d’un prince de la maison d’Anhalt-Coëthen. » Ah ! monsieur, ne remuons pas une cendre encore inassoupie ! Elisabeth n’est plus qu’une Béatrix à la robe azurée. Elle est morte, monsieur, morte ! et voici l’eucologe où elle épanchait sa timide prière, la rose où elle a exhalé son âme innocente. — Fleur desséchée en bouton comme elle ! — Livre fermé comme le livre de sa destinée ! — Reliques bénies qu’elle ne méconnaîtra pas dans l’éternité, aux larmes dont elles seront trempées, quand la trompette de l’archange ayant rompu la pierre de mon tombeau, je m’élancerai par-delà tous les mondes jusqu’à la vierge adorée, pour m’asseoir enfin près d’elle sous les regards de Dieu !… — Et l’art, lui demandai-je ? — Ce qui dans l’art est sentiment était ma douloureuse conquête. J’avais aimé, j’avais prié. Gott — Liebe, Dieu et Amour ! — Mais ce qui dans l’art est idée leurrait encore ma curiosité. Je crus que je trouverais le complément de l’art dans la nature. J’étudiai donc la nature. » Je sortais le matin de ma demeure et je n’y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur le parapet d’un bastion en ruines, j’aimais, pendant de longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du violier qui mouchète de ses bouquets d’or la robe de lierre de la féodale et caduque cité de Louis XI[3] ; à voir s’accidenter le paysage tranquille d’un coup de vent, d’un rayon de soleil, ou d’une ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons des haies se jouer dans la pépinière éparpillée d’ombres et de clartés, les grives accourues de la montagne vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la fable, les corbeaux s’abattre de tous les coins du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse d’un cheval abandonnée par le pialey[4] dans quelque bas-fond verdoyant ; à écouter les lavandières qui faisaient retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon[5] et l’enfant qui chantait une mélodie plaintive en tournant sous la muraille la roue du cordier. — Tantôt je frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de rosée, de silence et de quiétude, loin de la ville. Que de fois j’ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal hantés de la fontaine de Jouvence et de l’ermitage de Notre-Dame-d’Étang, la fontaine des Esprits et des Fées, l’ermitage du Diable[6] ! Que de fois j’ai ramassé le buccin pétrifié et le corail fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par l’orage ! Que de fois j’ai pêché l’écrevisse dans les gués échevelés des Tilles[7], parmi les cressons qui abritent la salamandre glacée et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes ! Que de fois j’ai épié la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n’entendent que le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe ! Que de fois j’ai étoilé d’une bougie les grottes souterraines d’Asnières où la stalactite distille avec lenteur l’éternelle goutte d’eau de la clepsydre des siècles ! Que de fois j’ai hurlé de la corne, sur les rocs perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le chemin à trois cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards ! Et les nuits mêmes, les nuits d’été, balsamiques et diaphanes, que de fois j’ai gigué comme un lycanthrope autour d’un feu allumé dans le val herbu et désert, jusqu’à ce que les premiers coups de cognée du bûcheron ébranlassent les chênes ! Ah ! monsieur, combien la solitude a d’attraits pour le poète ! j’aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne faire pas plus de bruit que l’oiseau qui se désaltère à la source, que l’abeille qui picore à l’aubépine et que le gland dont la chute crève la feuillée !… — Et l’art, lui demandai-je ? — Patience ! l’art était encore dans les limbes. J’avais étudié le spectacle de la nature, j’étudiai les monuments des hommes. » Dijon n’a pas toujours parfilé ses heures oisives aux concerts de ses philharmoniques enfants. Il a endossé le haubert — coiffé le morion — brandi la pertuisane — dégaîné l’épée — amorcé l’arquebuse — braqué le canon sur ses remparts — couru les champs tambour battant et enseignes déchirées, et, comme le ménestrel gris de la barbe qui emboucha la trompette avant de râcler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires à vous raconter, ou plutôt, ses bastions croulants, qui encaissent dans une terre mêlée de débris les racines feuilleuses de ses marronniers d’Inde, et son château démantelé dont le pont tremble sous le pas éreinté de la jument du gendarme regagnant la caserne, — tout atteste deux Dijons : un Dijon d’aujourd’hui, un Dijon d’autrefois. » J’eus bientôt déblayé le Dijon des xive et xve siècles, autour duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit portes et de quatre poternes ou portelles, — le Dijon de Philippe-le-Hardi, de Jean-sans-Peur, de Philippe-le-Bon et de Charles-le-Téméraire, avec ses maisons de torchis à pignons pointus comme le bonnet d’un fou, à façades barrées de croix de Saint-André ; avec ses hôtels embastillés, à étroites barbacanes, à doubles guichets, à préaux pavés de hallebardes : — avec ses églises, sa sainte chapelle, ses abbayes, ses monastères, qui faisaient des processions de clochers, de flèches, d’aiguilles, déployant pour bannières leurs vitraux d’or et d’azur, promenant leurs reliques miraculeuses, s’agenouillant aux cryptes sombres de leurs martyrs, ou au reposoir fleuri de leurs jardins ; — avec son torrent de Suzon dont le cours, chargé de poncels de bois et de moulins à farine, séparait le territoire de l’abbé de Saint-Bénigne du territoire de l’abbé de Saint-Étienne, comme un huissier au parlement jetait sa verge et son holà entre deux plaideurs bouffis de colère[8] ; — et enfin avec ses faubourg populeux dont l’un, celui de Saint-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil, ni plus ni moins qu’une grasse truie en gésine ses douze mamelles. — J’avais galvanisé un cadavre et ce cadavre s’était levé.
» Dijon se lève ; il se lève, il
marche, il court ! trente dindelles
carillonnent dans un ciel bleu
d’outremer comme en peignait le
vieil Albert Dürer. La foule se
presse aux hôtelleries de la rue
Bouchepot, aux étuves de la porte
aux Chanoines, au mail de la rue
Saint-Guillaume, au change de la rue
Notre-Dame, aux fabriques d’armes de
la rue des Forges, à la fontaine de
la place des Cordeliers, au four
banal de la rue de Bèze, aux halles
de la place Champeaux, au gibet de
la place Morimont ; bourgeois,
nobles, vilains, soudrilles,
prêtres, moines, clercs, marchands,
varlets, juifs, lombards, pèlerins,
ménestrels, officiers du parlement
et de la Chambre des comptes,
officiers des gabelles, officiers de
la monnaie, officiers de la gruerie,
officiers de la maison du duc : qui
clament, qui sifflent, qui chantent,
qui geignent, qui prient, qui
maugréent, — dans des basternes,
dans des litières, à cheval, sur des
mules, sur la haquenée de saint
François. — Et comment douter de
cette résurrection ? Voici flotter
aux vents l’étendard de soie, moitié
vert, moitié jaune, broché des
armoiries de la ville qui sont de
gueules au pampre d’or feuillé de
sinople[9]. » Mais quelle est cette cavalcade ? c’est le duc qui va s’ébattre à la chasse. Déjà la duchesse l’a précédé au château de Rouvres. Le magnifique équipage et le nombreux cortège ! Monseigneur le duc éperonne un gris pommelé qui frissonne à l’air vif et piquant du matin. Derrière lui caracolent et se pavanent les Riches de Châlons, les Nobles de Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neuchâtel, les bons Barons de Beaufremont. — Et ces deux personnages qui chevauchent à la queue de la file ? Le plus jeune, que distinguent son juste-au-corps de velours sang-de-bœuf et sa marotte grelottante, s’égosille de rire ; le plus vieux, accoutré d’une cape de drap noir sous laquelle il retrait un volumineux psautier, baisse la tête d’un air confus : l’un est le roi des Ribauds, l’autre le chapelain du duc[10]. Le fou propose au sage des questions que celui-ci ne peut résoudre ; et tandis que la populace crie Noël ! — que les palefrois hennissent, que les limiers aboient, que les cors fanfarent, eux, la bride sur le cou de leurs montures à l’amble, devisent familièrement de la sage dame Judith et du prudhomme Machabée. » Cependant un héraut sonne de la buccine sur la tour du logis du duc. Il signale dans la plaine les chasseurs lançant leurs faucons. Le temps est pluvieux ; une bruine grisâtre lui dérobe au loin l’abbaye de Cîteaux qui baigne ses bois dans les marécages ; mais un rayon de soleil lui montre plus rapprochés et plus distincts le château de Talant, dont les terrasses et les plates-formes se crénèlent dans la nue, — les manoirs du sire de Ventoux et du seigneur de Fontaine, dont les girouettes percent des massifs de verdure, — le monastère de Saint-Maur dont les colombiers s’aiguisent au milieu d’une volée de pigeons, — la léproserie de Saint-Apollinaire qui n’a qu’une porte et n’a point de fenêtres, — la chapelle de Saint-Jacques de Trimolois, qu’on dirait un pèlerin cousu de coquilles ; — et sous les murs de Dijon, au-delà des meix de l’abbaye de Saint-Bénigne, le cloître de la Chartreuse, blanc comme le froc des disciples de saint Bruno. » La Chartreuse de Dijon ! le Saint-Denis des ducs de Bourgogne[11] ! Ah ! pourquoi faut-il que les enfants soient jaloux des chefs-d’œuvres de leurs pères ! Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront sous l’herbe des pierres qui ont été des clefs de voûtes, des tabernacles d’autels, des chevets de tombeaux, des dalles d’oratoires ; des pierres où l’encens a fumé, où la cire a brûlé, où l’orgue a murmuré, où les ducs vivants ont fléchi le genou, où les ducs morts ont posé le front. — Ô néant de la grandeur et de la gloire ! on plante des calebasses dans la cendre de Philippe-le-Bon ! — Plus rien de la Chartreuse ! Je me trompe. — Le portail de l’église et la tourelle du clocher sont debout ; la tourelle élancée et légère, une touffe de giroflée sur l’oreille, ressemble à un jouvenceau qui mène en laisse un lévrier ; le portail martelé serait encore un joyau à pendre au cou d’une cathédrale. Il y a outre cela, dans le préau du cloître, un piédestal gigantesque dont la croix est absente et autour duquel sont nichées six statues de prophètes, admirables de désolation. — Et que pleurent-ils ? Ils pleurent la croix que les anges ont reportée dans le ciel. » Le sort de la Chartreuse a été celui de la plupart des monuments qui embellissaient Dijon à l’époque de la réunion du duché au domaine royal. Cette ville n’est plus que l’ombre d’elle-même. Louis XI l’avait découronnée de sa puissance, la révolution l’a décapitée de ses clochers. Il ne lui reste plus que trois églises, de sept églises, d’une sainte chapelle[12], de deux abbayes et d’une douzaine de monastères. Trois de ses portes sont bouchées, ses poternes ont été démolies, ses faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon s’est précipité aux égouts, sa population a secoué ses feuilles, et sa noblesse est tombée en quenouille. — Hélas ! on voit bien que le duc Charles et sa chevalerie, partis — il y aura bientôt quatre siècles[13] — pour la bataille, n’en sont pas revenus. » Et moi, j’errais parmi ces ruines comme l’antiquaire qui cherche des médailles romaines dans les sillons d’un castrum, après une grosse pluie d’orage. Dijon expiré conserve encore quelque chose de ce qu’il fut, semblable à ces riches Gaulois qu’on ensevelissait une pièce d’or à la bouche et une autre dans la main droite. — Et l’art ? lui demandai-je.
— J’étais un jour occupé, devant
l’église Notre-Dame, à considérer
Jacquemart, sa femme et son enfant,
qui martelaient midi. —
L’exactitude, la pesanteur, le
flegme de Jacquemart seraient le
certificat de son origine flamande,
quand même on ignorerait qu’il
dispensait les heures aux bons
bourgeois de Courtray, lors du sac
de cette ville en 1383. Gargantua
escamota les cloches de Paris,
Philippe-le-Hardi l’horloge de
Courtrai ; chaque prince à sa
taille. — Un éclat de rire se fit
entendre là-haut et j’aperçus, dans
un angle du gothique édifice, une de
ces figures monstrueuses que les
sculpteurs du moyen-âge ont
attachées par les épaules aux
gouttières des cathédrales ; une
atroce figure de damné qui, en proie
aux souffrances, tirait la langue,
grinçait des dents et se tordait les
mains. — C’était elle qui avait ri. — Vous aviez un fétu dans l’œil ! m’écriai-je. — Ni fétu dans l’œil, ni coton dans l’oreille. — La figure de pierre avait ri, — ri d’un rire grimaçant, effroyable, infernal — mais sarcastique — incisif, pittoresque. » J’eus honte à part moi d’avoir eu si longtemps affaire à un monomane. Cependant j’encourageai d’un sourire le rose-croix de l’art à poursuivre sa drôlatique histoire. — « Cette aventure, continua-t-il, me donna à réfléchir. — Je réfléchis que, puisque Dieu et l’amour étaient les premières conditions de l’art, ce qui dans l’art est sentiment, — Satan pourrait bien être la seconde de ces conditions, ce qui dans l’art est idée. — N’est-ce pas le diable qui a bâti la cathédrale de Cologne ? » Me voilà en quête du diable. Je blémis sur les livres magiques de Cornelius Agrippa et j’égorge la poule noire du maître d’école mon voisin. Pas plus de diable qu’au bout du rosaire d’une dévote ! Néanmoins il existe ; — saint Augustin en a, de sa plume, légalisé le signalement : Dæmones sunt genere animalia, ingenio rationabilia, animo passiva, corpore aerea, tempore æterna. Cela est positif. Le diable existe. Il pérore à la chambre, il plaide au palais, il agiote à la bourse. On le grave en vignettes, on le broche en romans, on l’habille en drames. On le voit partout, comme je vous vois. C’est pour lui épiler mieux la barbe que les miroirs de poche ont été inventés. Polichinelle a manqué son ennemi et le nôtre. Oh ! que ne l’a-t-il assommé d’un coup de bâton sur la nuque ! » Je bus l’élixir de Paracelse, le soir avant de me coucher. J’eus la colique. Nulle part le diable en cornes et en queue. » Encore un désappointement : — l’orage, cette nuit-là, mouillait jusqu’aux os la vieille cité accroupie dans le sommeil. Comment je rôdais à tâtons, n’y voyant goutte, dans les anfractuosités de Notre-Dame, c’est ce que vous expliquera un sacrilège. Il n’y a pas de serrure dont le crime n’ait la clef. — Ayez pitié de moi ! j’avais besoin d’une hostie et d’une relique. — Une clarté piqua les ténèbres, plusieurs autres se montrèrent successivement, de sorte que je distinguai bientôt quelqu’un dont la main affûtée d’un long allumoir distribuait la flamme aux chandelles du maître-autel. C’était Jacquemart qui, non moins imperturbable que de coutume sous sa caule de fer rapiécée, acheva sa besogne sans paraître s’inquiéter ni même s’apercevoir de la présence d’un témoin profane. Jacqueline, agenouillée aux degrés, gardait une immobilité parfaite, la pluie découlant de sa jupe de plomb attournée à la mode brabançonne, de sa gorgerette de tôle tuyautée comme une dentelle de Bruges, de son visage de bois verni comme les joues d’une poupée de Nuremberg. Je lui bégayais une humble question sur le diable et sur l’art, quand le bras de la Maritorne se débanda avec la précipitation soudaine et brutale d’un ressort, et, au bruit cent fois répercuté du lourd marteau qu’elle serrait du poing, la foule des abbés, des chevaliers, des bienfaiteurs qui peuplent de leurs gothiques momies les caveaux gothiques de l’église, afflua processionnellement autour de l’autel éblouissant de splendeurs vives et ailées de la crèche de Noël. La vierge noire[14], la vierge des temps barbares, haute d’une coudée, à la tremblante couronne de fil d’or, à la robe raide d’empois et de perle, la vierge miraculeuse devant qui grésille une lampe d’argent, sauta en bas de sa chaire et courut sur les dalles, de la vitesse d’un toton. Elle s’avançait des nefs profondes, à bonds gracieux et inégaux, accompagnée d’un petit saint Jean de cire et de laine qu’embrasa une étincelle et qui se fondit bleu et rouge. Jacqueline s’était armée de ciseaux pour tondre l’occiput de son enfançon emmailloté ; un cierge éclaira au loin la chapelle du baptistère, et alors..... — Et alors ? — Et alors le soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux qui becquetaient mes vitres, et les cloches qui marmonnaient une antienne dans la rue m’éveillèrent. J’avais fait un rêve. — Et le diable ? — Il n’existe pas. — Et l’art ? — Il existe. — Mais où donc ? — Au sein de Dieu ! » — Et son œil où germait une larme sondait le ciel. — « Nous ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de nos œuvres éphémères n’est jamais que l’indigne contrefaçon, que le rayonnement éteint de la moindre de ses œuvres immortelles. Toute originalité est un aiglon qui ne brise la coquille de son œuf que dans les aires sublimes et foudroyantes du Sinaï. — Oui, monsieur, j’ai longtemps cherché l’art absolu ! Ô délire ! ô folie ! Regardez ce front ridé par la couronne de fer du malheur ! Trente ans ! et l’arcane que j’ai sollicité de tant de veilles opiniâtres, à qui j’ai immolé jeunesse, amour, plaisir, fortune, l’arcane gît, inerte et insensible, comme le vil caillou, dans la cendre de mes illusions ! Le néant ne vivifie point le néant. » Il se levait. Je lui témoignai ma commisération par un soupir hypocrite et banal. — « Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d’instruments ont essayé mes lèvres avant d’arriver à celui qui rend la note pure et expressive, combien de pinceaux j’ai usés sur la toile avant d’y voir naître la vague aurore du clair-obscur. Là sont consignés divers procédés nouveaux peut-être d’harmonie et de couleur, seul résultat et seule récompense qu’eussent obtenus mes élucubrations. Lisez-le ; vous me le rendrez demain. Six heures sonnent à la cathédrale ; elles chassent le soleil qui s’esquive le long de ces lilas. Je vais m’enfermer pour écrire mon testament. Bonsoir. — Monsieur ! » Bah ! il était loin. Je demeurai aussi coi et penaud qu’un président à qui son greffier aurait pris une puce chevauchant sur le nez. Le manuscrit était intitulé : Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. Le lendemain était un samedi. Personne à l’Arquebuse ; quelques juifs qui festoyaient le jour du Sabbat. Je courus par la ville m’informant de M. Gaspard de la Nuit à chaque passant. Les uns me répondaient : — « Oh ! vous plaisantez ! » — Les autres : — « Eh qu’il vous torde le cou ! » — Et tous aussitôt me plantaient là. J’abordai un vigneron de lai rue sain-felebar, nabot et bossu, qui se carrait sur sa porte en riant de mon embarras. — « Connaissez-vous M. Gaspard de la Nuit ? — Que lui voulez-vous, à ce garçon-là ? — Je veux lui rendre un livre qu’il m’a prêté. — Un grimoire ! — Comment ! un grimoire !… Enseignez-moi, je vous prie, son domicile. — Là-bas, où pend ce pied de biche. — Mais cette maison… vous m’adressez à monsieur le curé.
— C’est que je viens de voir entrer
chez lui la grande brune qui
blanchit ses aubes et ses rabats. — Qu’est-ce que cela signifie ? — Cela signifie que M. Gaspard de la Nuit s’attife quelquefois en jeune et jolie fille pour tenter les dévots personnages, — témoin son aventure avec saint Antoine, mon patron. — Faites-moi grâce de vos malignités et dites-moi où est M. Gaspard de la Nuit. — Il est en enfer, supposé qu’il ne soit pas ailleurs. — Ah ! je m’avise enfin de comprendre ! Quoi ! Gaspard de la Nuit serait… ? — Eh ! oui… le diable ! — Merci, mon brave !… Si Gaspard de la Nuit est en enfer, qu’il y rôtisse ! J’imprime son livre. »
Louis Bertrand
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Louis Bertrand Gaspard de la nuit |